LES SOUVENIRS DE MICHEL ARBONA

1 - Margarita Ballester
 

Notre grand-mère Margarita Ballester est née en juin 1899 à Majorque, une des plus belles îles de la Méditerranée.

Elle a épousé Miguel Arbona, né en décembre 1895, à l’église Sant Bartolomeu de Soller en 1919 ; ma grand-mère avait donc 20 ans et mon grand-père 25 ; Ils s’aimaient et avait tout pour être heureux. Ils n’étaient pas très riches mais avaient de quoi vivre car mon grand-père travaillait au Journal de Soller et avait hérité d’une petite maison, 18 rue San Jaime, et d’une oliveraie près de la mer.

À cette époque l’Espagne était très pauvre, et donc les Baléares, c’est pourquoi beaucoup d’enfants de Majorque partaient à l’étranger comme un grand nombre d’espagnols pour essayer de faire fortune ou de s’enrichir, avant de revenir au pays. On comptait plus de 2 millions d’Espagnols en Europe et dans les Amériques.

Miguel voulut aussi tenter sa chance et partit avec Margarita pour Nancy en Lorraine où s’étaient déjà établis ses frères et surtout sa sœur Rosa, mariée à Joan Colom Bisbal, qui avait fait fortune en Suisse ; il aida mes grands-parents à s’installer et à prendre la gestion d’un café. C’est la raison pour laquelle notre père André Arbona est né à Champigneulles près de Nancy le 14 juillet 1920.

Il est difficile de savoir ce qui s’est passé mais je sais que les affaires de mon grand- père n’étaient pas très florissantes. Je crois qu’il n’était pas fait pour ce genre de commerce. L’explication est donc toute simple : Miguel et Margarita venaient d’un pays magnifique couvert d’orangers et d’amandiers… ils se retrouvaient dans un pays où l’on trouvait du travail, certes, mais l’hiver était long, humide et froid, avec du brouillard et de la neige en hiver ; l’alcoolisme, fréquent dans les cafés à cette époque, ne pouvaient convenir à ma grand-mère si fine et sans doute à Miguel… Comme mon grand-père et ma grand-mère étaient des gens intelligents, ils sont tout simplement rentrés chez eux pour retrouver leur ciel bleu et la Méditerranée. C’est aussi ce que j’aurais fait à leur place et que j’ai fait 70 ans après eux en m’installant à Montpellier. Il faut être né en Lorraine pour bien supporter le climat et voir la beauté du pays.

J’ai appris depuis que Montpellier avait fait partie du Royaume de Majorque au Moyen Âge quand Pierre 1er a épousé Marie de Montpellier en 1204 et ça m’a fait plaisir car cela m’a rapproché de Majorque.

Mon grand-père a retrouvé du travail au petit train de Soller, ou Ferrocarril de Soller, qui part de la gare de Palma pour réaliser un parcours inoubliable au milieu des amandiers et des orangers avant de traverser la grandiose Serra Tramontana. Il avait retrouvé le monde qu’il aimait avec ma grand-mère et mon père qu’on mit à l’école de Soller, dans laquelle il apprit le majorqui, la langue de Majorque. Tout allait bien et sans doute mon père aurait oublié la Lorraine pour épouser une belle majorquine… et pourtant le destin allait en décider autrement.

En octobre 1932, à la suite d’un bain à la plage de Soller, mon grand-père prit froid et déclara une tuberculose foudroyante qui le conduisit à son décès en quelques jours. Il avait 37 ans et laissait seule ma grand-mère avec mon père qui venait d’avoir 12 ans.

Grâce au site « Es descendents d’Emigrants de Sa Vall et de Soller » j’ai pu recevoir l’article du journal de Soller qui faisait part à tous du décès de Miguel Arbona. Un drame terrible pour ses amis, certes, mais surtout et essentiellement pour ma grand-mère Margarita et pour mon père, le petit Andres comme dit le journal. J’ai été peiné pendant plusieurs jours devant ces documents et donc j’ai fait mon deuil de Miguel à ma façon. L’article m’a fait plonger dans le passé comme si j’avais été présent.

Encore une fois, la vie de mon père aurait dû poursuivre son chemin à Soller, d’autant plus qu’au décès de son père, la compagnie de Chemin de fer de Soller avait dit qu’il y aurait une place pour lui à sa majorité ; un beau geste en souvenir de mon grand-père. Pourtant, une fois de plus, notre place n’était pas à Soller… Rien ne pouvait dominer la force de caractère de ma grand-mère, seule à Majorque dans cette île pauvre à l’époque.

Peu de temps après le décès de Miguel, elle décida donc de retourner en France et s’installa à Épinal dans les Vosges. C’est assez stupéfiant car elle n’avait pas de métier, savait à peine lire en espagnol et n’avait pas de fortune. Elle s’épuisa à faire des ménages pour survivre et payer les dépenses scolaires de mon père qu’elle inscrit à Saint Göery, une école privée d’Épinal, puis à l’école Pigier où il apprit la comptabilité. Il réussit à apprendre la comptabilité et trouva du travail à la banque Cotonnière. Voilà pourquoi nous autres descendants de Majorquins sommes devenus tous français au point d’oublier longtemps notre origine.

Mon père étant indépendant, notre grand-mère rentra à Majorque où elle eut l’occasion de se remarier, comme je l’ai raconté dans « Incident diplomatique à Soller ». À la mort de son deuxième mari, elle s’installa chez sa Sœur Marie Ballester où nous sommes allés mon frère Raymond et moi la retrouver vers 1970. Depuis près de 10 années, elle n’avait pas revu mon père car nous étions trop nombreux pour voyager en famille. Les retrouvailles furent incroyables ; folle de bonheur, elle avertit tout le quartier en disant que nous étions ses petits-enfants et en nous couvrant de baisers ; Je me souviens très bien de la remarque de mon frère Raymond qui m’a dit « On est des dieux ».



Le lien étant renoué, une bonne partie de la famille est alors parti régulièrement à Soller pour la retrouver et nous l’avons même fait venir en avion pour qu’elle retrouve son fils chéri à Épinal. Tout le monde était heureux et rêvait de passer les vacances à Soller… mais une fois de plus le destin allait s’acharner sur elle. À 75 ans, elle toucha une petite retraite et arrêta de travailler ; elle n’avait plus qu’à se laisser vivre mais le malheur la frappa à nouveau : une maladie lui détruisit le nerf optique si bien qu’elle devint brutalement et définitivement aveugle.

Nous l’avons alors ramenée à Épinal où elle a fini sa vie chez mon père, avec qui elle parlait tous les matins, parfois en majorqui, dans notre véranda. Pendant 17 ans, elle a supporté cette cécité sans jamais se plaindre ; le jour, sur son fauteuil, face au fameux Sacré-Cœur dont j’ai raconté l’histoire, et la nuit dans sa chambre. Comme elle ne bougeait pas dans la journée, elle dormait peu ; je l’ai toujours entendu prier toute la nuit et toutes les nuits.

Elle récitait son chapelet pour chacun de nous en commençant par son fils et finissait par le dernier petit enfant né. Je lui ai demandé « - Mais Mémère, c’est long la nuit et donc qu’est-ce que tu fais quand tu as fini ? - Mais mon petit, je recommence. » Elle a donc prié pour chacun de nous pendant 17 ans ; c’était son dernier combat ; j’ai pour elle une admiration sans borne, c’est pourquoi je tiens à lui rendre hommage par ces quelques lignes et pour tous ces enfants et petits-enfants qui descendent d’elles. Elle est vraiment notre mère.

Elle est morte un matin brusquement chez mon père sans connaître les traitements et les angoisses de l’hôpital et je bénis la vie ou le Ciel de l’avoir repris ainsi sans souffrir. C’était Doña Margarita Ballester Canals ; elle n’avait pas été longtemps à l’école mais c’était une âme noble qui fait notre fierté. Pour finir, savez-vous que Margarita vient du grec et qu’il signifie petite perle ? Margarita était une perle d’un grand prix, merci à elle de ce qu’elle a fait pour nous.

 
_____

2 - La montre de mon grand-père de Soller
 
 
J'ai toujours été un enfant rêveur et affectueux. Comme mon père était un émigré, sans famille en France et que ma mère était orpheline, j'étais frustré de n'avoir pas de grands-parents en France à la différence de mes copains...

J'avais heureusement ma grand-mère Margarita Ballester à Soller mais à cet âge je ne l'avais pas encore vue; Majorque c'était pour moi quelque chose d'exotique et de merveilleux dans ce pays magnifique mais froid et brumeux de la Lorraine et j'en parlais souvent à mes copains. A Noël notre grand-mère nous envoyait toujours un gros colis fait de soubressades, de chocolat espagnol qui était bien meilleur que le français parce que plus naturel et quelques autres gâteries .C'était bon mais surtout tout ça me faisait rêver....on mangeait même des olives à la maison que la plupart de mes copains n'avaient jamais vus. Papa me disait même qu'il avait une oliveraie près de la mer......à Majorque....de quoi être fier.

Mais pour moi il y avait aussi autre chose : mon père possédait la montre en or de mon grand père décédé, avec son nom au dos : Miguel Arbona; c'était une belle montre d'autrefois, une montre à gousset.  Et surtout il m'avait dit que c'était moi qui en hériterais car je portais le nom de mon grand-père Miguel. Hériter de la montre en or de mon grand-père de Soller c'était un rêve pour moi, petit garçon de 10 ans, un peu une porte vers mes ancêtres, la méditerranée, les oliviers... Je n'étais pas pressé d'en hériter mais je tenais à l'avoir un jour et j'y pensais souvent. Mon père ne nous la montrait que très rarement comme un objet précieux qu'on ne met pas dans la main des enfants.

C'était un homme généreux qui donnait souvent à droite et à gauche et à la paroisse. Un jour un prêtre africain est venu à la paroisse et mon père l'a invité à passer à la maison, pour lui remettre un billet comme d’habitude ; le prêtre ne pouvait pas rater une telle occasion. C'était un missionnaire ! Pour mon père c'était donc un homme exceptionnel qu'il admirait.

Il devait repartir prochainement en Afrique dans je ne sais quel pays. ... tout ça me faisait d'autant plus rêver qu'à l'époque il n'y avait que quelques images dans les livres, pas de télévision et seulement un film de temps en temps à la paroisse ...pour Noël. Les missionnaires étaient regardés comme des héros.

Le prêtre a parlé avec mon père qui s'est aperçu qu'il n'avait pas de montre au poignet ; jusqu'ici rien d'inquiétant mais pris de compassion mon père a voulu donner une montre au prêtre et plutôt que de donner sa propre montre qui était très commune il est allé chercher la montre de mon grand-père et il lui a donnée. Le prêtre a tout d'abord refusé mais mon père a insisté en disant qu'il valait mieux que la montre de mon grand-père soit utilisée plutôt que d'être gardée comme relique.... et voilà comment la montre de Miguel Arbona est partie je ne sais où en Afrique sous mon nez..... j'étais profondément déçu comme si on m'avait pris quelque chose de grand prix mais en fait c'était surtout un bien moral et un rêve.

J'étais petit et donc n'ai rien pu dire mais j'ai gardé longtemps ce regret en ne comprenant pas le geste de mon père. Il y a donc dans un pays d'Afrique, probablement l'Afrique francophone, la montre d'un habitant de Soller, celle de Miguel Arbona décédé depuis 80 ans. Il m’arrive d’y penser et de me demander ce qu’elle est devenue et si elle existe encore. C’est fort possible car les Africains ont dû en prendre soin car ce sont des bricoleurs de génie s’il a fallu la réparer. Le prêtre sans doute décédé maintenant, car cette histoire à plus de 60 ans, a dû à son tour la remettre à sa famille ou à je ne sais qui en en transmettant l’histoire.

En grandissant et en y réfléchissant bien j’ai compris un peu plus tard qu’il y avait aussi une grande leçon a tiré du geste de mon père. La montre aurait été en effet une relique familiale précieuse mais il est vrai aussi qu’elle n’aurait jamais servi et qu’au lieu de ce destin un peu stérile elle a servi à un prêtre d’Afrique qui a pu se souvenir toute sa vie de l’exceptionnelle générosité de mon père et le raconter autour de lui.  Ayant dû quitter Majorque très tôt avec sa mère veuve pour fuir la misère et étant revenu des camps de travail en Allemagne mon père était détaché des biens matériels et n’accordait d’importance qu’aux valeurs humaines et spirituelles. Avec sa générosité habituelle il a donné ce précieux souvenir pour qu’il reprenne vie et qu’en fin de compte la montre de mon grand-père soit à nouveau remontée chaque soir et qu’elle donne l’heure tout au long du jour comme elle le faisait pour mon grand-père quand il partait à son bureau de la Société du petit train de Soller.

Par cet acte de bonté de mon père, la montre a repris son tictac habituel mais plus encore elle a sans doute fait beaucoup de bien lors de son périple en Afrique ...et je pense que mon grand-père en a été fier et satisfait.

_____

3 -
L’ex-voto de Soller



Il y a déjà près de cinquante ans je suis parti à Soller voir ma grand-mère Margarita Ballester pour les vacances de Pâques. C’est la dernière fois que je l’ai vue à Soller car elle est ensuite tombée aveugle et il a fallu la ramener en France chez mon père.

Ne connaissant pas bien Soller et étant seul je marchais au hasard et je suis tombé sur une petite chapelle à la sortie de la ville ; Je serais incapable de la retrouver aujourd’hui mais tous les gens de Soller la connaissent. Le mur de gauche si je me souviens bien est couvert d’ex-voto et je me suis mis à en lire quelques-uns par curiosité.

A ma grande surprise et avec émotion je suis alors tombé sur celui de ma grand-mère :

Señor Jesus,  que mi hijo André regrese de Alemania…….Margarita Ballester.

C’est quelque chose comme cela et j’espère qu’un jour un ami ou un parent m’en donnera la photo. Ces quelques lignes me donnaient une explication et la réponse à une question que se posait souvent mon père, disons que c’est une réponse spirituelle.

Après sa défaite de 1940 la France fut occupé par l’Allemagne et le gouvernement de Vichy sous la direction de Pétain et de Laval mit en place en février 1943 le Service du travail obligatoire pour tous les jeunes nés en 1920 et 1922 ; mon pauvre père, André Arbona, faisait partie de cette tranche d’âge et devait donc partir en Allemagne comme travailleur forcé pour remplacer dans les usines les allemands au combat. Triste page de notre histoire.

Il fut convoqué par son patron qui lui fit part de l’obligation qui lui incombait en lui suggérant de dire à l’administration allemande qu’il était fils d’espagnol pour échapper à la réquisition. Mon père qui était un homme d’honneur s’y refusa en disant qu’il ne voulait pas renier le pays qui l’avait accueilli, lui et sa mère, et en plus qu’il ne pourrait plus dormir tranquille en pensant que par sa combine il avait envoyé en Allemagne un autre gars.

 Il partit donc en Allemagne, à Mannheim si je me souviens bien et y passa 26 mois à fabriquer des batteries dans une usine. Ma grand-mère l’apprit à son grand désespoir mais comme c’était une battante elle mit en place toutes ses armes spirituelles à grand renfort de messes et de chapelets et pour finir en plaçant l’ex-voto dans la chapelle de Soller.

Quand j’ai revu mon père je lui ai fait part de la nouvelle ; profondément ému il m’a dit avec une larme à l’œil et un peu d’humour : « alors maintenant je sais pourquoi je suis revenu. Figure-toi que la vie en Allemagne était un enfer ; il fallait travailler 10 à 12 heures par jour avec un peu de sale nourriture, le plat unique comme ils disaient ….. sous l’œil d’un Kapo…. et par-dessus tout les bombes tombaient régulièrement et de partout. Comme je n’en pouvais plus je me disais vivement qu’une bombe me tombe sur la gueule et qu’on en finisse mais rien à faire, les bombes tombaient à droite et à gauche, devant mon nez, détruisant tout, tuant mes copains mais rien à faire la mort ne voulait pas de moi…..évidemment je savais bien que ma mère priait jour et nuit pour moi, enfilant chapelet sur chapelet …. pour que je revienne et en plus tu me dis qu’avec ces petits moyens de veuve elle a fait poser une ex-voto…….. alors pas étonnant que je sois revenu, j’ai compris »
Évidemment si on est croyant on comprend que le Tout Puissant finisse par exaucer la prière insistante d’une pauvre veuve dont on a volé le fils unique. Je crois qu’il y a une histoire comme celle-là dans les Évangiles.

C’est touchant et important pour ma famille puisque peut-être sans l’ex-voto je ne serais pas là pour raconter cette histoire mais il faut aller plus loin que le destin de mon père.  La barbarie nazie a envoyé ainsi en Allemagne des centaines de milliers de jeunes français et parmi eux il y avait des fils d’Espagne, de la Catalogne et des Baléares à qui on a imposé des mois et des mois d’esclavage pour soutenir l’effort de guerre allemand. Ces jeunes hommes nés en France étaient français certes mais ils étaient encore des enfants de l’Espagne, de Majorque et de Soller comme mon père ; ils parlaient le majorqui et gardaient le lien avec leurs ancêtres et la culture du pays de leurs parents…..ils ont dû souffrir terriblement et certains ne sont pas revenus.

Cet ex-voto de Margarita Ballester, ma grand-mère, rappelle au bon souvenir de tous les habitants de Soller qui viennent dans cette chapelle, croyants ou non , la souffrance des enfants de Soller, captifs dans l’Allemagne nazie, forcés de travailler comme des bêtes de somme , si loin de la terre de leurs ancêtres, baignée de grand soleil, embaumée par les senteurs des orangers et arrosée par la méditerranée.

C’est pour eux tous que j’ai écrit ces quelques lignes afin qu’ils ne soient pas oubliés.

_____

4 - Le Sacré-Cœur décapité


Mon père qui avait passé plusieurs années à Majorque quand il était enfant et en parlait la langue avait été profondément marqué par ces quelques années passées à Soller ; on n’oublie pas facilement le soleil des Baléares, la senteur des orangers au printemps, l’oliveraie de son père qui donnait sur la mer… .  Cet attachement ne l’empêchait pas non plus d’aimer profondément la France où il avait repris ses études au décès de son père et où il avait fondé une famille ; sa naissance un 14 juillet, était pour lui un motif de fierté et la preuve de son attachement à la République.

La vie de son enfance aux Baléares n’était pas seulement pour lui une nostalgie car elle avait aussi façonné sa personnalité ; Il était un peu différent de tout le monde dans ces Vosges magnifiques, couvertes de forêts mais froides et neigeuses et quelque chose en lui rappelait vite le soleil de la méditerranée.  Certes notre maison n’était pas une annexe de Soller mais les idées de notre père et son comportement nous ramenaient de temps en temps à son enfance là-bas.

Il suffisait de rentrer dans notre salle de séjour qu’on appelait alors la salle à manger pour que cette originalité saute aux yeux du visiteur souvent intrigué. Au milieu de ce salon trônait un magnifique Sacré- Cœur de près d’un mètre de hauteur comme on en trouve en Espagne dans les familles catholiques.  Il faisait partie de notre vie de famille et soir et matin mon père se recueillait devant. Quand mes copains et mes cousins me demandaient pourquoi on mettait une statue d’église chez nous je répondais avec une pointe de malice et de fierté que c’était comme ça en Espagne.

Notre Sacré Cœur était un objet de culte familial mais une fois par an, en juin, il lui était attribué une mission plus générale, lors de la Fête-Dieu. Un dimanche de Juin, le curé de notre paroisse parcourait le village avec un ostensoir contenant une eucharistie. Il était entouré des enfants de cœur et des enfants du catéchisme, et les fillettes répandaient des pétales de fleurs sur son passage ; c’était très beau.  Aujourd’hui cette fête a été supprimée dans sa manifestation publique et il n’y a plus que des voitures qui passent du matin au soir devant notre maison !

Les croyants installaient alors un petit autel devant leur maison et notre curé s’arrêtait pour bénir cette maison et ses habitants. Sur une petite table et au milieu des fleurs nous installions avec fierté notre Sacré Cœur dont personne ne possédait l’équivalent et qui nous donnait droit à une bénédiction spéciale. C’était une belle fête qui se terminait par un repas familial plus élaboré et un gâteau livré par le pâtissier ; souvent aussi mon père qui n’était jamais en reste pour donner, en profitait pour distribuer une belle pièce à tous ses enfants. C’était une belle journée.

Chaque année notre souci était de savoir avant la fête s’il allait faire beau ou non pour pouvoir exposer notre Sacré Cœur, c’était le cas généralement à cette période de l’année. Cette année-là, tout contents nous avions exposé notre relique malgré quelques nuages au ciel et n’avions pensé qu’au risque de pluie. Tout était prêt et en attendant le cortège nous étions à la maison laissant seul au jardin notre Sacré Cœur quand brusquement une de mes sœurs revint à la maison en criant « le Sacré-Cœur est tombé, le Sacré-Cœur est tombé !! ». Effectivement la catastrophe était arrivée : un vent violent avait déstabilisé la statue sur la table et elle était tombée lourdement sur les cailloux du jardin en se fracassant. Nous regardions atterrés notre pauvre Sacré Cœur décapité avec quelques bosses supplémentaires. Triste journée !

Attristés nous avons porté les restes de notre statue au grenier où elles allaient rester plus d’une année mais tout de suite mon père m’a confié la mission de faire tous les magasins religieux d’Epinal pour trouver un Sacré-Cœur de la même taille. Etant l’ainé de la famille il me chargeait souvent des missions les plus difficiles, car pris par le travail il manquait de temps. Je me suis donc mis en quête d’un nouveau Sacré-Cœur mais j’ai échoué dans ma mission : « la statue que vous voulez est trop grande Monsieur et elle ne se vend plus ; les gens préfèrent garder une certaine discrétion dans l’expression de leur foi ». Alors la mort dans l’âme nous avons accepté d’en racheter un beaucoup plus petit, pas plus de 40 cm maximum. Il était très beau mais n’avait pas la même présence. Il avait fallu s’adapter au temps nouveaux mais c’était à contrecœur.

Cependant notre Sacré-Cœur n’avait peut-être pas dit son dernier mot car dans l’ombre de notre grenier il préparait son retour. En effet elle arriva d’une manière qu’on n’aurait jamais imaginée. A cette époque papa fit appel à des maçons pour construire une petite murette avec du grillage autour de notre jardin. Il trouva des maçons italiens qui travaillaient le samedi quand tout le monde se repose ou fait ses courses. Cette construction prit quelques samedis et à la fin ces braves artisans eurent droit comme d’habitude à une montagne de remerciements, à l’apéro et aux cigares, à la salle à manger. Ils virent donc le petit Sacré-Cœur et l’un d’entre eux fut touché par notre piété qui lui rappelait l’Italie. Il en parla donc à notre père et lui dit son admiration. Il n’en fallait pas plus pour que notre père lui fasse part du drame qui avait touché notre famille et qu’il les conduise au grenier.

Et là devant les restes de notre pauvre Sacré-Cœur l’espoir commença à renaître. Nos deux maçons italiens, pleins de bienveillance et touchés par la foi de mon père, proposèrent alors à notre père de prendre avec eux la victime et de la ramener en Italie où ils chercheraient un homme habile pour tenter un miracle de chirurgie esthétique. Rien de sûr mais pourquoi ne pas essayer ?  Deux à trois mois passèrent et nous avions presque oublié cette affaire quand un jour nos deux maçons qui n’avaient qu’une parole, revinrent à la maison avec notre Sacré-Cœur réparé ; il avait retrouvé sa tête, les bosses avaient disparues et comme il avait été repeint il était même plus beau qu’avant.  Un miracle, c’était un miracle pour lequel nos maçons ne demandèrent aucun sou…. « on ne fait pas payer le Bon Dieu » et même ils s’excusèrent d’avoir tardé. Longtemps j’ai soupçonné notre Sacré-Cœur d’avoir voulu faire un tour en Italie dans la patrie du Pape.

Le Sacré-Cœur reprit donc sa place et ne la quitta jamais, mon père ayant décidé qu’il ne sortirait plus de la maison. Comme un ami fidèle il l’accompagna jusqu’à la fin de son vie et particulièrement dans sa vieillesse quand il restait longtemps sur son fauteuil à cause de son cœur malade. Je pense que c’était toujours son enfance à Soller que ce Sacré-Cœur rappelait à mon père. J’ose dire que ce dernier lui rendit bien sa fidélité car il rappela mon père le plus doucement possible au cours d’une nuit pendant laquelle sans souffrir il décida de ne plus le réveiller.

Au décès de ma mère et donc au moment du partage des biens le problème du Sacré-Cœur se posa sérieusement. Qui a envie de placer dans son salon une statue d’une certaine valeur religieuse et familiale certes mais d’une taille imposante ? Sa place serait dans une église mais il n’était pas question de s’en séparer.  En fin de compte il s’installa chez ma sœur Bernadette qui lui a trouvé une place de choix et où il rappelle à la famille élargie, notre père et son enfance aux Baléares alimentant notre désir de retourner régulièrement à Soller pour y retrouver nos racines et le soleil de la méditerranée. En ce sens il a vraiment rempli sa mission et notre père a réussi à nous transmettre son message. Je le remercie.


_____

5 -
La cloche de Soller au Saut le Cerf



Au décès de mon grand-père à Soller en 1932, Margarita Ballester, femme de caractère, décida de retourner en France pour que mon père, son fils unique, apprenne un métier dans une bonne école française. C’était son idée et elle le fit. Elle s’épuisa à faire des ménages à Épinal dans les Vosges, pour payer l’école, et au bout de quelques années, mon père sortit avec un diplôme de comptabilité. C’était suffisant pour entrer dans la vie professionnelle ; il trouva tout de suite une place dans une banque à Épinal, la banque cotonnière.

Il y travailla quelques années puis ma grand-mère, épuisée par le travail et le climat, rentra à Soller ; peu de temps après, mon père fut embarqué en Allemagne pour deux années dans le cadre du travail obligatoire ou STO. J’ai raconté tout cela dans une autre histoire (l’ex-voto de Soller). Il était seul en France et devait démarrer à zéro comme il me l’a dit. Heureusement, il trouva ma mère à son retour d’Allemagne et se maria.

Les premières années furent extrêmement difficiles car la France était ruinée à la sortie de la guerre et les salaires étaient très modestes. On manquait partout de logements, si bien que mes parents commencèrent leur vie commune dans une mansarde. Quelques années plus tard cependant grâce à une bonne politique sociale du gouvernement, il se lança dans l’achat d’un terrain et d’une petite maison en empruntant à un taux raisonnable pour 30 ans. La France était en pleine reconstruction et en plein croissance et ceux qui faisaient preuve d’initiative et avaient des garanties suffisantes pouvaient accéder à la propriété.

Nous nous sommes donc installés dans la banlieue d’Épinal, dans un quartier excentré qu’on appelait le Saut le Cerf. Il paraît qu’un cerf poursuivi par des chasseurs au Moyen Âge préféra se donner la mort en sautant de la falaise ; il s’écrasa dans la Moselle, mais donna son nom au lieu. Mon père était le plus heureux des hommes d’avoir enfin sa petite maison comme il disait avec même un morceau de jardin. L’endroit était peuplé d’ouvriers des usines textiles souvent mal payés et mal logés. Petit à petit cependant, avec la construction de nouveaux quartiers aux belles maisons de pierres avec jardins, le Saut le Cerf devint une banlieue chic d’Épinal.

Parallèlement à ce développement urbain se développait aussi une paroisse. Pour cette banlieue malfamée à l’origine et aux multiples chantiers, l’évêché envoya un prêtre de choc, le Père Sinteff, un dur qui avait rêvé d’être missionnaire toute sa vie et qui le fut au Saut le Cerf. Au début de son ministère, il fut très mal perçu et plusieurs fois on jeta de la terre sur l’autel de la petite église en bois qu’il avait construite ; certains pensaient qu’on n’avait pas besoin de curé au Saut le Cerf. Petit à petit cependant, à force de patience et d’exemples, il conquit beaucoup de monde et la paroisse de développa. Les catéchismes se mirent en place et la messe du dimanche devint l’évènement majeur du dimanche matin… C’était un prêtre exceptionnel qui mit la main à la pâte lors des constructions et surtout finança le tout en faisant le chiffonnier ; on l’appela le chiffonnier du Bon Dieu et il appela sa paroisse : la Sainte Famille.

Il n’en fallait pas plus pour provoquer l’admiration de mon père qui devint son fidèle ami ; il l’admirait pour l’œuvre que le Père Sinteff avait réalisé au Saut le Cerf à la force de ses poignets et pour sa foi sans bornes. Le père Sinteff admirait aussi mon père pour sa foi expressive et communicative alors que bien des Français restaient discrets sur ce chapitre ; la laïcité étant la règle dans ce domaine. Toute la famille fut bientôt embringuée dans les œuvres paroissiales et notée comme un soutien fidèle de la paroisse. Il arrivait même que nous suivions notre curé chiffonnier dans sa collecte des ferrailles et des chiffons. Mon père avait retrouvé une sorte de communauté qui lui rappelait son enfance chrétienne à Soller.

À la maison, la situation était meilleure mais toujours limite car il n’y avait qu’un seul salaire, celui de mon père, complété par des allocations familiales car nous étions déjà 6 enfants ; il était fils unique et avait sans doute décidé de sauver la lignée de son père, Miguel Arbona. Pour l’hiver, je me souviens qu’il commandait 500 kg de pommes de terre pour passer le long hiver vosgien. Souvent ma mère manquait d’argent pour finir le mois. C’était juste, mais en fait nous n’avons manqué de rien d’essentiel.

J’avais environ 12 ans quand le Père Sinteff prit la décision de construire une vraie église en pierre avec des cloches et des vitraux… Il y arriva seul une fois de plus toujours avec son travail de chiffonnier. Une belle église moderne trônait maintenant au centre du Saut le cerf et animait la vie paroissiale. Pour terminer le tout, il ne restait plus qu’à installer des cloches au clocher de l'église pour encadrer la vie de la paroisse et donner l’heure à tous.

L’affaire des cloches fut donc une nouvelle étape pour la paroisse. Cette fois le Père Sinteff fit appel aux bonnes volontés. Je ne sais pas si vous le savez, mais les cloches ont un prénom et elles peuvent recevoir des parrains et marraines lors de leur bénédiction et installation au clocher. Il fit cette annonce lors d’une messe et par la presse. Étant donné son charisme et sa renommée, il trouva assez vite un grand nombre de parrains et marraines qui s’engagèrent à verser une belle somme pour permettre de fondre les cloches. Le minimum était assez élevé, sans doute plus de 800 euros. Pour les gens aisés, les entreprises c’était une somme raisonnable et dans leur possibilité, mais pour les petites classes moyennes et à plus forte raison pour les familles nombreuses comme nous c’était quasi impossible.

Pourtant à partir de ce moment j’entendis mes parents parler longtemps le soir comme des conspirateurs et je vis vite que ma mère qui me confiait beaucoup de choses gardait un secret. Il me suffisait d’attendre et un beau jour elle me le confia sous condition de ne le révéler à personne : elle et mon père avaient décidé de souscrire à la fabrication d’une cloche et donc d’être parrain et marraine. Je fus assez surpris car les fins de mois étaient toujours très difficiles. Mes parents avaient pris cependant cette décision courageuse et accepté ce sacrifice financier ; mon père et ma mère se mirent d’accord sur l’idée qu’on ne pouvait rien refuser au Bon Dieu et qu’il nous le rendrait avec les intérêts.

Les cloches furent fondues et sur chacune d’elles fut gravé les noms des donateurs ; mon père était parrain d’une cloche nommée DENISE-YOLANDE-ANTOINETTE. Une fois faites, elles furent exposées sur l’autel de l’église et le dimanche précédent leur installation au clocher, chaque parrain ou marraine fut appelé à l’autel pour faire sonner sa cloche. Je vois encore mon père monter ému à l’autel pour faire sonner DENISE-YOLANDE-ANTOINETTE. Depuis 1960 les cloches du Saut le Cerf sonnent donc pour les offices de la paroisse, les naissances et les mariages, pour les décès… et pour donner l’heure à tous.

Cette histoire de la fonte des cloches de la paroisse est bien oubliée par tout le monde aujourd’hui, mais chaque fois que je retourne à Épinal et que je les entends sonner je pense à mes parents et surtout à mon père qui donna des heures et des heures de son travail pour que sonne sa cloche. DENISE-YOLANDE-ANTOINETTE n’est pas une cloche quelconque, mais aussi celle d’André Arbona qui y a fait graver son nom ; en sonnant, elle nous parle aussi du soleil de Majorque, de ses orangers et de ses oliviers, c’est pourquoi je pense que c’est aussi une cloche de SOLLER qui sonne au Saut le Cerf par la générosité de l’un de ses fils.


_____

6 -
Incident diplomatique à Soller


Quand j’avais 12 ans, mon père décida d’aller à Majorque voir sa mère qu’il n’avait pas pu voir depuis quelques années en raison de la naissance de ses premiers enfants. Elle habitait à Soller, une magnifique petite ville au nord-est de l’île dans une vallée fertile couverte d’oliviers, d’orangers et de jardins, au sein de la magnifique montagne dominant la Méditerranée, la Serra de Tramuntana.

Mon père avait pris ses 3 semaines de congés payés pour ce voyage. Comme nous étions déjà 6 enfants, il avait organisé le voyage familial en rendant les plus grands responsables des plus petits : chaque grand devait toujours tenir la main d’un petit et ne jamais la lâcher. N’ayant jamais voyagé avant cette date je ne connaissais que les grandes forêts des Vosges. J’étais donc un peu craintif d’autant plus que papa nous avait avertis de ne pas regarder en face les policiers et gendarmes espagnols, car à cette époque Franco dirigeait toujours l’Espagne, ce que n’appréciait pas mon père républicain. C’était donc la grande aventure pour moi et j’en faisais crever d’envie mes copains, mais on ne s’appelle pas Arbona pour rien.

Je me souviens d’un voyage très long jusqu’à la frontière française en début de nuit, puis vint la douane, avec les inquiétants policiers espagnols aux chapeaux carrés dont m’avait parlé mon père, et la fin du voyage en Espagne jusqu’à Barcelone. De temps en temps, la voie ferrée s’approchait du littoral et la Méditerranée se découvrait à mes yeux émerveillés. Après une nuit dans des trains espagnols aux banquettes en bois, nous découvrîmes Barcelone, son port, le bleu foncé de la mer qui me fascinait et, le soir, nous nous embarquâmes dans un gros bateau qui partait vers Majorque, enfin. Au matin, un taxi nous conduisit à Soller où nous attendait ma grand-mère qui fondit en larmes à notre arrivée.

Elle s’était remariée et vivait dans une sorte de grande ferme au milieu des champs d’orangers. Mon père fut très bien reçu par son beau-père qui s’amusait de nos jeux d’enfants. Il avait vécu longtemps en France et, fortune faite, il était rentré au pays comme beaucoup de fils de Soller avec les moyens de faire fructifier sa ferme et de l’agrandir. Tout était objet de curiosité pour moi : les gros cochons noirs qui sentaient mauvais alors qu’ils étaient roses chez nous, l’espèce de puits-réservoir dans lequel le beau-père récoltait l’eau du toit, les murs de pierre qui tenaient sans ciment, les figues de barbarie couvertes d’épines, mais que les gens mangeaient quand même, les moulins à vent pour faire monter l’eau du sol, alors que chez nous il pleuvait tous les deux jours… Je trouvais que les gens de ce pays étaient vraiment intelligents.

Les journées passaient vite, aussi merveilleuses les unes que les autres. Le matin, nous prenions le magnifique petit train de Soller avec ses wagons en bois qui nous conduisait au Port de Soller et à la plage qui n’était pas surchargée à l’époque. J’ai appris plus tard que mon grand-père avait travaillé à la compagnie de ce petit train et j’en suis très fier, car ce petit train, ou Ferrocarril de Soller, part de la gare de Palma pour réaliser un parcours inoubliable dans la campagne qui sent si bon les orangers et surtout à travers la Serra Tramontana. Après manger, il fallait subir l’horrible sieste jusqu’à 4 heures avant de pouvoir courir dans les vergers environnant la ferme. C’est vrai que la chaleur était épouvantable et qu’il valait mieux rester à la maison dont on fermait tous les volets pour garder un peu de fraîcheur.

Dès quatre heures, nous partions dans les vergers environnants, mon frère Lucien et moi, et comme nous avions déjà le génie de la construction, nous essayions de construire des maisons en terre. Le sol totalement desséché était fissuré de partout et donc nous avions eu l’idée de dégager les grosses mottes de terre, un peu comme des briques, pour construire des murs, et pour le toit nous trouvions des tas de branches mortes. Après avoir monté notre première maison, nous en fîmes une autre pour nos sœurs Christiane et Bernadette, notre dernière et toute petite sœur. De temps en temps, mon père avait la mauvaise idée de décider une promenade familiale que nous faisions à contrecœur au départ, mais bien vite nous étions comblés, car nous allions plus loin et découvrions de nouvelles curiosités et de nouveaux murs de pierres sans ciment dont j’essayais de percer le secret. Mon père promenait fièrement ses 6 enfants et les gens gentils nous donnaient de temps en temps à boire ; quelquefois, l’un d’entre eux, coquin, lui faisait remarquer qu’il devait toucher beaucoup d’allocations familiales dont ne bénéficiaient pas les Espagnols ; cette remarque avait le don de mettre mon père en rogne pour un bon moment.

De retour, nous retournions à nos maisons de terre qu’il fallait consolider et agrandir pendant que mes sœurs équipaient leur maisonnée avec des plumes, des feuilles, des amandes…. pour leurs poupées avec l’aide de Francisca, la fille de la maison voisine. Elle avait un frère qui s’appelait Yuk ou quelque chose comme cela, mais nous ne le voyions jamais, il semblait nous fuir. Un soir, mes sœurs rentrèrent en pleurant à chaudes larmes en expliquant que quelqu’un avait sali leur maison ; nous nous y précipitâmes et là nous vîmes la saleté qui leur avait été faite ; quelqu’un s’était soulagé et donc avait changé leur nid douillet en toilettes dégoûtantes !! C’était honteux. Nos pauvres sœurs avaient beau pleurer, aucune adulte ne prit leur défense d’autant plus qu’il fallait éviter les histoires, car nous n’étions pas chez nous selon nos parents !

La situation était grave ; il fallait faire quelque chose ! C’était une question d’honneur, aussi, après réflexion, mon frère Lucien et moi prîmes la décision de laver l’affront et de régler son compte au coupable qui était Yuk, évidemment. Ce n’était pas difficile, car comme nous il se promenait souvent dans les vergers ; un peu loin de la maison au milieu des orangers, nous lui sommes tombés dessus et lui avons donné une correction ; en fait rien de grave : quelques gifles et quelques coups de poing, mais ce n’était pas très glorieux de s’y mettre à deux.

Nous avions déclenché une catastrophe, car le soir même, la mère de Yuk arriva furieuse chez ma grand-mère accusant les Français d’avoir sauvagement frappé son fils, qui l’accompagnait avec un bandeau sur l’œil ! Ma pauvre grand-mère qui nous adorait ne savait plus que faire et appela mon père pour l’informer de notre forfait ; il promit alors à la voisine de nous passer un savon, ce qui la calma. Le soir même, devant toute la famille, il nous passa une belle « engueulade » en français et en Majorqui pour que la voisine entende et, comme nous donnions l’impression de nous repentir, l’affaire se calma aussitôt. De notre côté, nous ne regrettions rien, car nous avions défendu notre honneur et en plus, quand mon père nous passa son savon, il avait une façon de le faire qui n’était pas normale ; c’était trop théâtral et sans colère de sa part ; en fait, il lui fallait bien faire ce spectacle, mais il était de notre côté et, j’en suis sûr, assez fier au fond de lui de voir que ses fils avaient défendu son honneur.

Yuk, Yuk mon ami d’enfance, où es-tu aujourd’hui ? Je serais si heureux de te retrouver un jour et de t’inviter à boire une bonne bière au café de Soller. Ton nom est associé à ces merveilleuses vacances de mon enfance dans ton île merveilleuse qui fut celle de mes grands-parents et de mon père.


_____

7 -
Notre mère, Georgette VOINSON
Première partie



Mes parents se sont mariés à Épinal en mai 1946 ; mon père avait 26 ans et ma mère 20 ans car elle était née en mai 1926. Je suis né un an plus tard en mai 1947.

Mon père qui était seul, sans famille à Épinal, l’avait rencontrée chez des amis de sa mère qui était rentrée à Majorque. Ma mère faisait le ménage chez ces personnes et mon père avait été touché par sa gentillesse et sa fragilité car c’était une orpheline qui venait de l’Aide sociale à l’enfance (A.S.E.) Il s’y attacha et lui proposa de l’épouser. Quelque temps plus tard il l’emmena à Soller pour la présenter à sa mère ; c’était un rêve pour elle.


Orpheline dès l’âge de 5 ans elle avait déjà connu bien des misères depuis sa naissance à Plainfaing, près de Saint Dié dans les Vosges. Avec sa sœur Paulette, elle avait été placée dans une famille d’accueil, chez une brave paysanne d’Aydoilles près d’Épinal pour terminer sa scolarité. A 14 ans elle avait été à nouveau placée par l’Aide sociale à l’enfance chez des particuliers pour commencer à travailler comme bonne à tout faire en échange du gite, du couvert et de quelques gages. Mon père l’a donc épousée avant sa majorité ce qui lui donnait sa liberté par rapport à l’A.S.E. Elle m’a raconté que pendant cette période de placement elle dormait dans une chambre du grenier et sur un lit sans matelas. Elle ajoutait qu’elle n’avait jamais aussi bien mangé que pendant la guerre grâce aux tickets de rationnement qu’elle échangeait contre de la bonne nourriture à son patron…..je sais que c’est vrai car ma mère ne mentait pas.

Le mariage avec mon père fut donc une nouvelle vie pour elle. Elle était travailleuse, très douce, suivit mon père dans sa foi catholique et elle l’adorait. Ils étaient donc heureux bien que la vie était financièrement difficile car mon père ne gagnait pas des fortunes à la banque mais ma mère en avait vu d’autre. La France ruinée par la guerre commençait à se reconstruire mais les logements manquaient c’est pourquoi ils ont commencé à loger dans une mansarde, un grenier, ou j’ai vécu mes premières années. Il me reste quelques souvenir de cette époque dont un qui me montre maman poussant un seau sous une gouttière pour ramasser l’eau qui tombait du toit dans la salle commune quand il pleuvait, ce qui est fréquent à Épinal. Plus tard mon père réussit à obtenir un logement social genre HLM où nous étions à l’aise ; je m’en souviens assez bien et il faudra que je raconte le combat de mon père pour l’obtenir.

Notre logement était à la sortie d’Épinal, au quartier des ISAI, près de Chantraine où habitait ma tante Paulette et où ma mère nous conduisait de temps en temps. Elle était mariée à Georges mon oncle qui m’impressionnait parce qu’il élevait des lapins et des cochons d’Inde qu’ils mangeaient après les avoir tués mais c’était heureusement en petite quantité ; nous avions mal au cœur pour les cochons d’inde mais mon oncle et ma tante n’étaient pas riches. Mon oncle Georges venait aussi de l’A.S.E. et avait été mis au travail dès 14 ans comme beaucoup d’orphelins à cette époque.

Un peu plus loin d’Épinal, à Dompaire se trouvait la famille d’Émile, le frère de maman qui avait épousé ma tante Marcelle. Dompaire est célèbre pour avoir été le lieu d’une célèbre bataille de chars entre la 2è DB du général Leclerc et une armée allemande qui voulait arrêter les alliés qui se rapprochaient de l’Allemagne. Un des chars de l’armée de Leclerc trône toujours à l’entrée de Dompaire. Mon oncle Émile nous faisait rêver en nous parlant de cette bataille qu’il avait vue et en nous montrant le fameux char-témoin.

C’était une famille de la campagne qui vivait de son jardin, des récoltes de champignons, de la pèche et de tout un tas de fruits des bois ; Émile était passé à un stade plus avancé dans l’élevage que mon oncle Georges ; des tas de lapins étaient élevés dans des clapiers qui remplissaient tout un mur de leur grand garage et attendaient leur tour pour finir en bocaux ou dans les assiettes. Ils sortaient à tour de rôle dans une cage mise dans le jardin pour tondre l’herbe et s’échappaient régulièrement en creusant sous le grillage ce qui obligeait mes cousins et cousines à leur courir après. Je les vois encore mais surtout je me souviens de la saveur des extraordinaires bocaux d’haricots ou de lapins qu’on ne trouve nulle part dans le commerce et qu’ils nous donnaient en partant.  Les repas chez eux étaient pour nous, gens de la ville, l’occasion de manger de bonnes choses de la campagne bien avant l’heure et mon oncle Émile était un homme bon qui nous taquinait par ce que nous avions la trouille des lapins avec leurs grandes dents quand nous leur donnions de l’herbe fraîche.  
 
Maman était heureuse de retrouver la famille de son frère Émile qui l’avait défendue contre les manques de soins et de considération dont elle avait été parfois victime de la part des patrons où l’.A.S.E l’avait placée. Les enfants orphelins non adoptés étaient en effet placés chez des familles d’accueil, à partir de 14 ans, théoriquement en apprentissage ; c’était en fait de petits travailleurs puisqu’ils n’allaient plus à l’école mais devaient travailler pour mériter ainsi leur nourriture et leur logement. Ils restaient sous le contrôle de l’A.S.E et donc avait des droits mais les contrôles étaient rares ; c’était un peu une loterie car les enfants tombaient parfois chez des gens honnêtes et généreux mais aussi chez des exploiteurs qui se payaient ainsi à prix réduit une femme de ménage et une lavandière ou un garçon de ferme pour s’occuper des vaches, des cochons et de la volaille. C’est ce qui est arrivé à ma mère, à sa sœur Paulette, à Émile leur frère et à André dont nous avons perdu la trace pendant 20 ans et que ma tante Paulette a fini par retrouver à la Rochelle..

La vie était dure pour tout le monde certes car beaucoup d’enfants de familles pauvres partaient à l’usine et parfois dans les mines du Nord après leur certificat d’étude obtenu à 14 ans mais le système de placement de l’A.S.E était imparfait, presque pervers car ces enfants étaient jetés trop tôt dans le monde du travail, sans formation ce qui condamnait la plupart d’entre eux à être manœuvre toute leur vie. Sans formation et sans tendresse, plus d’un orphelin a été abîmé à vie par cette adolescence malheureuse. Ma mère était très intelligente et aurait fait de bonnes études si elle en avait eu la chance ; elle dévorait les livres que je lui ramenais de la bibliothèque d’Épinal et elle nous récitait encore les fables de la Fontaine qu’elle savait par cœur. Ma tante Paulette elle ne s’est jamais remise de son enfance traumatisante et en a parlé sa vie durant. J’ai vu la même chose à Madagascar, en Inde et en Afrique et je suis heureux que cette triste époque soit révolue chez nous.

Ce petit monde d’enfants abandonnés ou orphelins se comprenait parce qu’ils avaient partagé les mêmes épreuves et surtout voulaient les épargner à leurs enfants ; dans la famille élargie de ma mère tous ont donc gardé une vie droite et ont travaillé dur pour donner le bien-être à leurs enfants. Maman me racontait tout cela et je sentais la colère monter en moi contre ses exploiteurs d’enfants. Maman, Paulette, Émile, Marcelle ….je tiens à vous dire l’admiration que j’ai pour vous qui avez su surmonter vos traumatismes et changer vos souffrances en force de caractère pour donner le meilleur de vous-même à vos enfants afin qu’ils ne connaissent jamais une enfance malheureuse comme la vôtre. Mon père lui, par contre, venait d’un autre monde, c’est un espagnol et un banquier comme disait mon oncle Émile puisqu’il travaillait dans une banque. Il avait souffert du retour précoce de sa mère aux Baléares mais il avait été nourri de l’amour immense de ma grand-mère « qui aurait décroché la lune pour lui s’il l’avait demandé » et ma mère était fière et heureuse de montrer à sa famille le bel homme qu’elle avait déniché.

Nous sommes restés quelques années dans notre HLM, comme dit le chanteur Renaud, et nous étions heureux mais le logement commençait à être étroit car ma mère enchaînait les maternités ; avec cinq enfants la famille commençait à être à l’étroit.

À cette époque c’était très courant. Ma mère, habituée à travailler dur, assumait sans problème le travail lié à ces naissances mais elle commençait à être atteinte d’asthme qui la fatiguait et dans ces années cette maladie n’était pas bien soignée.



Je n’ai pas vu chez elle de traumatisme mental lié à son enfance car elle était très équilibrée, heureuse et bonne mais elle avait sans doute intériorisé les souffrances et les privations de son enfance, le manque de bonne nourriture surtout ….qui avaient fragilisé à vie sa santé.

Les jeunes enfants donnaient beaucoup de travail à nos mères durant ces années d’après-guerre où une grande partie de la population n’était pas encore équipée en machine à laver ou tout simplement à une époque où la prodigieuse révolution des couches pour enfants n’avait pas encore démarré ce qui forçait  nos mères à laver et relaver les couches de leurs enfants et à attendre le bon moment pour sécher tout ce linge dans un pays où il pleut presque tous les jours.

De son côté mon père nourrissait le projet d’être propriétaire un jour et de quitter la ville pour vivre dans une petite maison où nous pourrions grandir dans de bonnes conditions et où maman serait plus à l’aise pour sa santé. Grâce à une bonne politique de reconstruction du gouvernement il put acheter à crédit un petit terrain en juin 1956 et faire bâtir notre petite maison familiale à la sortie d’Épinal, au lieu-dit le Saut le Cerf, dont j’ai déjà parlé dans le récit intitulé « une cloche de Soller». Je me souviens très bien de la première nuit dans notre maison familiale et du bonheur de mon père qui vint nous embrasser avant que nous nous endormions et qui nous demanda si on était heureux dans notre petite maison.

Ma mère était aussi devenue une petite propriétaire, elle qui n’avait jamais rien possédé et elle avait épousé « un banquier » qui assurait un salaire régulier et correct pour ses cinq enfants. C’était une période heureuse pour nous tous et une nouvelle vie allait commencer au Saut le Cerf. Je la raconterai dans une histoire suivante.

Notre ½ maison du Saut le Cerf car c’est une maison mitoyenne.
_____

7 -
Notre mère, Georgette VOINSON
Deuxième partie



Nous nous sommes donc installés en 1956 au Saut-le Cerf, une banlieue d’Épinal qui jouxtait la forêt et de nombreux prés ou paissaient les vaches. J’en ai déjà parlé dans mon histoire sur « la cloche de Soller ».

C’était la perfection car tout en vivant à la campagne nous pouvions aussi bénéficier de la ville d’Épinal toute proche. Cela permettait à  maman d’aller au marché d’Épinal sur son vélo et de nous ramener chaque fois des friandises en plus des légumes et des fruits frais, et à mon père d’aller à pied le dimanche soir au cinéma avec l’un d’entre nous. Comme c’était l’époque des péplums, nous avons vu ainsi tous les classiques de la série : vingt mille lieux sous les mers, le Colosse de Rhodes, Ben Hur, les Enfants du Capitaine Grand, la chute de l’Empire Romain, Heidi, la Vache et le Prisonnier etc; c’était merveilleux car la télé n’existait pas et nous en rêvions des jours durant. Comme papa ne voulait pas priver maman il l’emmenait aussi au cinéma le vendredi soir, parfois pour revoir le même film, et toujours à pied car mes parents aimaient marcher et c’était agréable de rentrer chez nous en longeant le canal de la Moselle.



Ce fut une période heureuse pour la famille. L’école n’était pas très loin et mon père pouvait se rendre à pied à son travail quand il ne pleuvait pas. L’hiver était rude, souvent glacial quand soufflait la bise et la neige recouvrait tout dès décembre mais nous pouvions faire de la luge, des bonhommes et des batailles de boules de neige. Nous rentrions souvent de l’école avec le bout des oreilles et des doigts un peu gelés mais maman avait préparé la cuisinière de la cuisine alimentée au bois pour nous réchauffer très vite. Le printemps et l’été étaient magnifiques avec toutes les couleurs de la forêt, le jaune des jonquilles et des primevères, ce qui donnait à mon père l’occasion de nous emmener dans le bois le dimanche pour la balade familiale avec notre mère pendant que les copains, que nous envions, allaient au stade de foot voir le dernier match de l’équipe d’Épinal.

Comme c’était un quartier en plein développement et que la plupart des mères avait au moins quatre enfants, il y avait des enfants partout. Les jours d’école il y avait des centaines d’enfants qui animaient les chemins de l’école, matin, midi et soir …et donnaient un air de jeunesse à notre beau Saut le cerf. Certains comme mon frère Raymond en profitaient pour jouer aux billes sur le chemin, ce que nous interdisaient nos parents, mais rien ne pouvait arrêter mon frère doué d’une adresse phénoménale pour vider les poches de tous les malheureux qui osaient se mesurer à lui. D’ailleurs la période des billes était comme une épidémie qui touchait tous les enfants quand venait le printemps ; on jouait partout et à tout moment, on échangeait des pics en acier contre des billes en verre, on commerçait …les jeux les plus prisés étaient ceux de la ligne et du carré dans lesquels on pouvait perdre ou gagner des fortunes (de billes) ; ceci au grand désespoir de nos bons instituteurs qui voyaient le niveau scolaire baisser à cette époque.

Ma mère et bien d’autres parents nous punissaient en nous confisquant des billes quand les résultats scolaires étaient trop mauvais. Etant plus que médiocre dans ce jeu je n’ai jamais été sanctionné à la différence de Raymond qui s’en moquait car il lui suffisait de deux heures dehors pour se refaire. Le comique de l’histoire c’est que maman nous revendait ensuite ces billes confisquées que nous lui achetions avec l’argent de notre tirelire alimentée par papa à nos anniversaires et fêtes si bien qu’elle était rentrée à sa façon dans le trafic mais c’était pour nous un plaisir de la sentir avec nous, dans nos jeux.

En effet elle était si proche de nous qu’elle jouait à toute occasion avec nous et je pense que n’ayant pas eu d’enfance elle y prenait un grand plaisir surtout le dimanche soir quand papa partait au cinéma avec l’élu de la semaine.  C’était alors des parties endiablées de nain jaune, toujours avec l’argent de nos tirelires et plus d’une fois, sans gagner des fortunes évidemment, nous avions la satisfaction de plumer maman. Comme le lotissement était bien fait il y avait devant la maison un grand parc en forme de rond-point qui nous permettait de faire des parties passionnées de foot ou d’en faire le tour avec nos trottinettes, ou encore d’organiser des courses de vélo plus tard en comptant le nombre de tours réalisés. C’est mon frère Lucien qui finit par emporter le gros lot en faisant plus de 100 tours de ce rond-point qui faisait plus de 500 m de circonférence. Jamais personne d’autre ne lui ravit ce titre. Tout ça pour dire que nous avons eu une jeunesse heureuse avec la présence constante de notre mère comme la plupart des enfants de cette époque et de cette banlieue d’Épinal.

Je finirai ce chapitre des jeux en parlant de la Fête foraine d’Épinal qui occupa une grande place dans la vie de la famille et dans celle de bien des enfants. Elle avait lieu fin septembre jusqu’au 16 octobre et engloutissait toutes les économies de nos tirelires, lentement alimentées par les cadeaux de notre père à nos fêtes et anniversaires et par les récompenses qui suivaient éventuellement nos bonnes notes scolaires. Nous y allions en famille quand mon père était présent sinon par petits groupes sous la conduite de notre mère aussi attachée que nous à ces moments de fête et de défoulement. Je n’ai jamais oublié les merveilleuses gaufres lorraines dont je n’ai retrouvé nulle part la finesse et le goût mais à côté de ça il y avait tout un tas de friandises bourrées de sucre, avec les nougats, les guimauves et les barbes à papa, pour nous envoyer chez le dentiste un peu plus tard.  Nous pouvions acheter tout ce que nous voulions avec l’argent de notre tirelire à condition de ne pas nous rendre malade. C’était donc un moment intense de liberté et de plaisir mais aussi de communion avec notre mère aussi passionnée que nous. Il avait aussi les loteries pour gagner des tas de bibelots mais surtout des peluches et maman était aussi accrochée que nous parce qu’elle avait un don pour rapporter des lots comme mon frère Raymond….Je me souviens encore de « la Ferme à Jeannot » ou de « Vas-y Toto » où un petit « gugus »montait le long d’un mas pour aller décrocher le numéro du gagnant.



Le jeu bien sûr n’était pas notre seule raison d’être car la vie courante était faite surtout d’effort et de travail. La scolarité était en effet un élément fondamental de notre vie d’enfant ; nos parents y veillaient de très près, particulièrement notre mère qui passait plus de temps avec nous que mon père pris par son travail, car elle était consciente qu’une bonne scolarité allait conditionner une grande partie de notre vie à venir. Il fallait surtout avoir des notes suffisantes, au moins la moyenne, pour intégrer la 6 ème après le CM2 sinon on était orienté vers la classe terminale qui préparait le fameux Certificat d’Etudes. Après celui-ci une partie des enfants partait déjà au travail dans les usines textiles et le restant plus heureux, en général dépositaire du certificat d’études, partait en apprentissage. Avoir ce diplôme était donc un passeport fondamental pour la vie et à cette époque l’instituteur de cette classe mettait son honneur à ce qu’aucun de ses enfants n’échoue. Malheur par contre pour le gosse qui avait la tête dure car, pour lui, l’année s’apparentait à une période en maison de redressement mais presque toujours en fin d’année il décrochait le fameux sésame avec une joie intense et une immense fierté qui lui faisait oublier une année de bagne scolaire et en faisait un ami pour la vie de cet instituteur si dévoué. Deux de mes frères et ma sœur qui voulaient aller travailler en firent l’expérience et décrochèrent le fameux Certificat d’Etudes à la grande fierté de mon père.

Le reste de la famille partit en 6 ème à la grande joie de ma mère qui voyait ses enfants aller plus loin qu’elle dans la scolarité. Pour finir je peux dire que ce monde des instituteurs était d’un grand dévouement ; il méritaient le respect et l’estime de tous. Je ne les ai jamais oubliés.
                                                                       
Ils étaient un peu en concurrence avec la paroisse qui touchait les enfants par le biais du catéchisme et de la Communion Solennelle, institution incontournable à cette époque pour la quasi-totalité des familles mais comme je l’ai raconté dans l’histoire intitulée « une cloche de Soller » ils se trouvaient face à un homme d’Eglise, le Père Sinteff, qui était une force de la nature et une personnalité incontournable du Saut le Cerf. Il était partout : organisant les catéchismes et les offices, enterrant les morts et assistant les mourants, construisant une nouvelle église en pierre et éclairée de vitraux, tout en faisant le chiffonnier dans tout Epinal pour revendre les matériaux trouvés et faire de l’argent. Il créa ensuite une colonie de vacances pour les enfants qui ne partaient pas en vacances et pour compléter l’aide à la jeunesse il inventa, avec un ami de son village mosellan,   la fanfare ouvrière du Saut le cerf où mon père nous envoya apprendre la musique c’est-à-dire le clairon, le tambour et le corps de chasse.

En fait malgré cette opposition de façade entre les tenants de la laïcité et ceux de la religion, une estime réciproque s’était constituée et en réalité chacun avait sa place sans gêner l’autre.

Admirant ce prêtre exceptionnel, mon père nous orienta vers la paroisse et ses activités et maman qui n’avait pas reçu de formation religieuse dans sa jeunesse suivit cette voie. Elle n’allait pas à la messe le dimanche car il fallait s’occuper des petits et préparer le repas de dimanche mais souvent elle y allait en semaine et aimait cette espace de recueillement et de prière où elle confiait sa famille au Bon Dieu. Elle s’engagea même dans l’action catholique de la paroisse qui soutenait les jeunes mamans en leur fournissant une brassière avec de petits chaussons pour le bébé, en récoltant les enveloppes du denier du culte et en assistant de temps en temps à de rares réunions le soir ce qui faisait râler mon père qui n’aimait pas qu’elle rentre seule la nuit mais à l’époque il n’y avait aucun danger ;  c’est lui en fait qui n’aimait pas passer une soirée sans elle.

M. le curé ayant créé sa colonie de Vacances aux Bas Rupts, au-dessus de Gérardmer, on nous y envoyait chaque mois de juillet ce qui reposait maman. C’était un gros effort financier pour le budget de mes parents mais aussi un temps de repos et d’intimité pour eux délivrés de leurs grands enfants confiés au Père Sinteff ; mon père prenait alors son mois de vacances pour être avec elle pendant que nous courrions dans les forêts de Gérardmer et autour de son merveilleux lac. Maman était en effet épuisée à l’arrivée des grandes vacances car en plus de s’occuper des « grands », c’est-à-dire de moi-même à André, il lui fallait assumer les maternités qui s’enchaînaient. L’année même de notre installation au Saut le cerf naissait ma sœur Bernadette suivie de Marguerite, en souvenir de notre grand-mère Margarita, puis d’Anne-Marie suivie enfin par mes deux derniers frères Jean et François. 

La vie matérielle était plus facile car c’était le temps des « trente glorieuses » qui permettait à toute famille de s’équiper en matériel ménager. Maman avait maintenant sa machine à laver, sa machine à coudre et même un frigidaire qui lui facilitaient la vie mais elle fatiguait quand même de plus en plus. Avec cela, il lui était de plus en plus difficile de joindre les deux bouts avec la paie de papa car il fallait bien nourrir tout ce monde, le vêtir, payer les médicaments, les assurances, les frais de scolarité, les cadeaux de Noël et la colonie…

Mon père lui remettait toute sa paie et ensuite elle devait faire vivre la famille sur ce budget ce qui était de plus en plus difficile pour une famille nombreuse.  Nous étions maintenant 10 enfants à la naissance de mon petit frère François. Ces difficultés financières l’angoissaient souvent et ont sans doute aussi contribué à la dégradation de sa santé.


En fait elle était de plus en plus malade avec des crises d’asthme qui n’en finissaient plus et l’empêchaient de dormir suffisamment c’est pourquoi son médecin l’avait mise sous cortisone pour atténuer ses crises ce qui eut un effet miracle au début mais à la longue lui a détruit les reins. Dans ces périodes difficiles je ne l’ai jamais entendue se plaindre ; son seul souci était d’assumer son travail quotidien auprès de ses enfants, d’être auprès de mon père pour l’accompagner dans la vie et de tenir ses engagements à la paroisse. Malgré ses souffrances dont nous n’étions pas pleinement conscients, car elle nous cachait beaucoup de choses pour ne pas nous inquiéter, elle avait en même temps beaucoup de bonheur avec ses enfants qu’elle avait mis au monde et qui l’aimaient, elle une fille de l’assistance publique, avec son bel espagnol qui l’amena plusieurs fois aux Baléares, avec la paroisse et le Père Sinteff qui avait beaucoup de considération pour elle.

Ayant eu mon brevet j’allais la quitter un peu pour entrer dans une institution religieuse où je pourrais continuer mes études. Une deuxième partie de ma vie se terminait mais c’était aussi la dernière pour ma mère, notre mère et votre grand-mère et je vous en parlerai dans une dernière partie.


_____

7 - Notre mère, Georgette VOINSON
Troisième partie


Je suis donc parti en Bourgogne pour continuer mes études, à Flavigny exactement, une toute petite ville où l’on fabrique les petits bonbons d’anis que l’on trouve dans les bureaux de tabac. C’est dur au début pour un adolescent de quitter sa famille mais en fait j’étais très heureux et, grâce aux lettres de ma mère, j’avais l’impression d’être toujours en famille.

Cette séparation m’a permis aussi de connaître encore un peu plus ma mère grâce aux courriers qu’elle m’envoyait. Elle avait en effet le don d’écrire des lettres toutes simples qui racontait la vie quotidienne de la famille, les potins et les évènements originaux, si bien que soixante ans après, quand je relis ses lettres, ce petit monde de ma jeunesse se remet à vivre comme si tout venait de se passer : « Papa vient de partir avec Raymond et Dédé chercher une charrette de bois. Lulu, lui, pour éviter cette corvée est allé servir la messe de 8 heures et M. Le Curé était bien content car il n’y avait personne. » ou encore : « Ce matin, grand événement : notre minette nous a fait deux beaux petits chats noirs avec la vraie tache blanche sous le coup. Nous devions en donner un chez Mme Taupin mais maintenant que Bernadette a vu les deux petits, elle veut les garder et papa qui était le premier à dire qu’il n’en voulait plus, ne veut pas non plus qu’on en donne un… ».

Notre mère avec notre sœur Christiane

Malgré son asthme qui ne la lâchait jamais, elle tenait tête à tout, suivait constamment de près chacun de ses enfants et était informée de ce qui se passait dans le voisinage et dans la paroisse… en plus elle était constamment attentive à mes problèmes de santé car j’étais asthmatique comme elle, ce qui a aussi contribué à nous rapprocher. C’était vraiment une mère.



Les problèmes financiers étaient toujours aigus mais déjà mon frère Lucien, Lulu, commençait à gagner quelques sous ; « Vendredi soir Lulu a ramené sa première paie : 13 508 F, papa a tendu la main et il a eu 1000 F du travail de son fils ». Malgré ma bourse, il fallait bien payer ma pension et celle de Christiane qui était rentrée dans une école ménagère d’Épinal où elle travaillait très bien. Comme toujours, il fallait donc faire face à des tas de dépenses pour cette famille de 9 enfants encore à la maison, faire surtout matin et soir des repas dignes d’une petite cantine, faire les vaisselles, nettoyer les habits et sans cesse la maison toujours sale avec la boue de l’hiver qui dure 6 mois dans les Vosges.



Comme beaucoup de familles vosgiennes à cette époque nous avons donc été nourris au riz-nouille-patate et à la tranche de jambon ou au bifteck haché. Je me souviens que mon père se faisait livrer des sacs de pommes de terre pour un total de 500 kg que nous allions dévorer tout au long de l’hiver. C’était bien moins cher ainsi mais à la fin de l’hiver il fallait chaque jour avant l’épluchage enlever les germes qui sortaient de partout des « patates ». Corvées de patates qui revenaient souvent à mon frère Raymond rapide et efficace disait ma maman qui ne pouvait faire face à tout ce travail et le sollicitait aussi pour les vaisselles ; « Raymond n’est pas content en ce moment car il me fait la vaisselle tous les jours à midi et le soir pendant que j’emmène les petits à la maternelle. Il est vif et il m’aide bien et comme je suis obligé de lui donner des sous, comme ça au moins il les gagne. ». Quand Christiane rentrait de son école le vendredi soir, c’était elle qui prenait la suite de Raymond.



Les quatre plus grands étant à peu près sortis d’affaire, le gros travail de maman était donc le suivi des plus jeunes, de Dédé à François et sans jamais faillir elle y a toujours mis toute son âme :



« Je fais faire des dictées à Dédé et ça varie de 6 à 10 fautes mais en latin il a d’assez bonnes notes : 18, 14… jusqu’à maintenant, s’il m’a dit la vérité, il n’a pas de notes en dessous de 14…



« François vient encore d’être bien malade pendant deux jours (il vomissait souvent) mais ce matin il a l’air mieux car il fait le petit malin à nouveau…



Ce matin j’ai pris le car avec Raymond pour faire vacciner les petits ; François n’a rien dit et a été bien gentil mais Nano se roulait par terre et a pleuré pendant ¾ d’heure ; une dame qui voulait le consoler l’avait pris par la main mais il lui a crié en colère devant tout le monde : tu vas me laisser tranquille et pas tenir ma main. Tout le monde a ri… 
»



La vie familiale que j’avais connue dans mon enfance avec ma mère et mon père se répétait maintenant avec mes plus jeunes frères et sœurs qui bénéficiaient aussi de l’expérience acquise auprès de nous les aînés et de temps en temps avec notre soutien. Il s’est ainsi créé une véritable solidarité entre nous et à l’égard des plus jeunes, solidarité qui nous a permis de nous entraider et de tenir le coup plus tard quand les évènements tragiques allaient nous frapper, c’est-à-dire quand ma mère allait décéder quelques années plus tard, début 1967.

Une institution familiale dont je n’ai pas encore parlée était la Saint Nicolas et, avec la Fête d’Épinal, c’était un temps fort de la vie de la famille. Nos parents étaient très généreux et dépensaient des fortunes pour nous gâter ; cette fête propre à la Lorraine était l’occasion d’offrir des cadeaux aux enfants par la générosité de Saint Nicolas et elle rappelait à mon père la fête des Rois Mages de Majorque. Les Rois Mages apportent les cadeaux aux enfants d’Espagne comme ils ont apporté la myrrhe et l’encens à l’enfant Jésus. Je me souviens de Saint Nicolas arrivant en bateau sur la Moselle au son des fanfares et à la lumière des feux d’artifice… la hotte pleine de cadeaux pour les enfants. Il avait une nuit de travail chargée pour entrer dans chaque maison et installer les cadeaux sur la table de la salle à manger. Cette fête plaisait beaucoup à mon père qui avait décrété que les cadeaux de Noël c’était pour les païens car Noël c’est la naissance de Jésus avec la crèche… et le sapin. Je pense toujours qu’il avait raison...

À ce sujet maman m’écrivait en décembre 65 : « Dimanche matin nous avons fait la Saint Nicolas et nous avons bien pensé à toi… tu penses, quelle joie ils ont eu ; François avec son tricycle ne le quitte plus et A. Marie est contente de son vélo, Nano aussi mais il ne sait pas en faire et avec ça il est peureux comme tout ». Les plus grands n’étaient pas oubliés non plus car Lulu qui était le meilleur des gars m’écrivait : « Hier c’était la Saint Nicolas ; nous avons eu un babyfoot et un billard électrique comme au café mais plus petit ; on s’amuse beaucoup. Cette semaine au cinéma on joue beaucoup de grands films : les Zoulous, les 65 jours de Pékin et la semaine prochaine un film aussi grand que Ben Hur : la Chute de l’empire romain… ».

En même temps elle continuait à rendre service à la paroisse : « Je n’ai pas vu Léa depuis 15 jours car j’ai fait 65 abonnements à 400 F du bulletin paroissial… le plus difficile à trouver ce sont les gens qui travaillent ; enfin j’aurai bientôt fini et j’en serai contente ; Raymond aussi car il a été de garde hier toute l’après-midi ». Léa était une amie d’enfance qui venait comme elle de l’aide sociale à l’enfance et comme Léa avait battu le record de maternité avec son douzième enfant, elles avaient de quoi raconter. « Cet après-midi Léa veut à toute force que je monte chez elle mais je ne vais encore rien faire, mais ma foi il faut prendre aussi un peu de bon temps quand on peut ».


Notre famille était heureuse sous la houlette de nos parents et au fond il ne restait plus à mes frères et sœurs qu’à grandir dans ce bon climat pour prendre un jour leur envol, mais le destin en avait une fois de plus décidé autrement.

Maman était de plus en plus malade et épuisée. En mai 66 un peu plus d’un an avant son décès elle m’écrivait : « J’ai besoin que les enfants partent en colonie car depuis quelques temps je prends des médicaments sans arrêt et je tousse quand même beaucoup ».

Étant toujours sujet comme elle à de violentes crises d’asthme, on m’avait envoyé en septembre 66 dans la Chartreuse, à Miribel-les-Échelles exactement. C’était l’année de ma terminale où une fois de plus ce changement fut pour moi l’occasion d’une belle expérience humaine. Par contre il ne servit pas à grand-chose concernant ma santé car une seule chose pouvait me guérir : le soleil de le méditerranée. À cette époque, un tel bouleversement était inimaginable. Je suis donc parti pour 3 mois et j’ai dû attendre les vacances de Noël pour la revoir.

Elle était alors à l’hôpital de Nancy car début décembre 66 elle était tombée malade et on l’avait alors hospitalisé à Épinal, puis devant la gravité de son état on l’avait alors envoyée à Nancy. Sa tension était montée à plus de 25, l’urée à 1.8 g et elle s’est mise à vomir et à souffrir terriblement des reins, il avait alors fallu l’hospitaliser en urgence. Pour nous tous, à commencer pour elle, c’était un épisode accidentel qui se terminerait au plus tard fin janvier. Je suis donc reparti tranquille à Miribel où m’attendait déjà une de ses lettres, écrite de l’hôpital de Vittel, spécialisé dans le traitement des maladies rénales.

Elle me disait : « Je suis donc depuis hier à Vittel. Sur le moment ça m’a fait froid dans le dos de me voir toute seule dans une chambre. Je suis venu avec une ambulance de la Croix rouge et je me suis couchée bien tristement. Une dame qui est là depuis 8 mois m’a dit d’ouvrir la porte ; c’est moins triste car je vois toutes les allées et venues du personnel et mon Dieu ça occupe. La doctoresse qui est venue m’ausculter m’a fait des compliments et m’a dit qu’elle m’admirait pour avoir eu onze enfants et qu’on allait bien me soigner et me gâter. Elle vient aussi de me dire que papa viendrait me voir ce soir par la micheline de 5h 30 et qu’il repartirait par celle de 7h30. Je vais lui dire qu’il me ramène mes souliers et mon tricot gris car on peut sortir dans Vittel le matin de 10h 30 à 11h 30… Papa sera bien content mais tu sais je doute fort de partir dans un mois car le moins qu’on y reste c’est six semaines… Je fais des efforts en tout sens comme je te l’ai dit, c’est  parce que je demande au Bon Dieu de me laisser parmi vous pour élever mes enfants… ».

Elle s’est donc battue jusqu’au bout contre la maladie, organisant la vie à la maison de sa chambre d’hôpital dans l’attente de son retour, mais en fait il ne lui restait plus que deux mois à vivre.

Je vous en parlerai dans la dernière histoire que je vous raconterai sur son dernier combat.

Dernière photo de maman en famille en 1966. Cachée derrière mon père elle est à peine visible.

_____


7 - Notre mère, Georgette VOINSON
Quatrième partie


Le 2 mars 1967, un prêtre de mon école est venu me chercher en classe pour me parler. C’était pendant un cours de philosophie. Il m’a alors appris que ma mère était décédée dans la nuit…….

Après quelques minutes d’intenses émotions et une peine immense, j’ai repris ma raison. C’était un drame pour moi certes mais surtout pour mes plus jeunes frères et sœurs et pour mon père. Qu’allions-nous devenir et comment mon père allait-il tenir le coup avec ses 10 enfants et surtout avec les plus jeunes, de Dédé à François, qui n’étaient pas encore élevés ? François avait un peu plus de 4 ans et Jeannot à peine 6 ans… ! Se souviendraient-ils de leur mère ? Seuls Lulu mécanicien et Raymond apprenti étaient, avec moi, à peu près indépendants.

J’ai donc pris le chemin du retour pour ses funérailles. La gare de Dijon, je me souviens, diffusait une symphonie de Mozart, la 40ème, une musique magnifique qui me transpose toujours dans ce passé douloureux chaque fois que je l’entends. Tout au long du retour, j’ai médité sur ces derniers mois à la lumière des dernières lettres de ma mère et de ma dernière visite. À la gare d’Épinal m’attendait mon frère Lucien, Lulu, qui m’a dit « Mon grand, nous n’avons plus de maman. »

Je savais que ma mère était gravement malade mais à 19 ans on n’envisage pas le décès de ses parents, surtout qu’elle avait été transférée de Nancy à Vittel, hôpital célèbre pour les soins donnés aux malades des reins et doté de médecins de renom. Elle passait en fait sans cesse d’une amélioration à une crise grave avec des vomissements continuels et des insomnies habituelles ; elle écrivait à mon père : « J’espère que tu es bien rentré samedi ; ce soir bien que je vomisse de temps en temps, je te fais ce petit mot pour te rassurer… c’est l’urée qui me fait vomir car j’ai encore 1.8g et ma tension est à 26… Si je pouvais dormir normalement, je suis sûre que ça irait mieux. Les docteurs vont me faire d’autres examens pour l’urée ; ils sont très gentils et j’en ai toujours une armée autour de moi….. »

En fait son état empirait tout doucement et les médecins ne pouvaient pas faire grand-chose. Ses reins étaient gravement abîmés et la médecine de l’époque n’avait pas de solution de recours, la dialyse n’étant pas encore très développée : « L’origine de tous mes maux c’est les reins qui ont été abîmés par les grossesses et qu’il faut cicatriser ». J’ajoute que la prescription continue durant des années d’hydrocortisone était pour beaucoup dans l’état de ma mère, mais les médecins n’allaient pas charger leurs confrères.

 En février j’avais reçu une lettre d’elle qui m’avait alarmé sur son état et permis de comprendre qu’elle était loin de la guérison :

« Je vais bien. J’ai ma petite voisine assise à côté de moi, bien tranquille. Elle est bien gentille et ne fais pas grand bruit ni moi non plus et les journées passent. Voilà deux jours que je vais faire une petite promenade à l’air, oh pas longtemps !, ¼ d’heure et je n’en peux plus mais ça fait du bien. Je sais maintenant que j’ai été presque à la mort, les docteurs ne répondaient pas de moi ; heureusement c’est parce que je ne me suis pas laissée aller que j’en suis sortie. Avec 32 de tension j’ai eu deux attaques de paralysie ; je ne pouvais plus bouger, j’ai senti mes dents, ma bouche se tordre et mes mains se sont recroquevillées. Trois grammes d’urée c’est beaucoup trop mais grâce à Dieu tout va rentrer dans l’ordre. J’ai toujours demandé au Bon Dieu de me laisser là pour élever mes enfants….. la veilleuse de nuit a peur depuis que j’ai eu de la paralysie et elle vient me regarder souvent la nuit et causer puisque je ne dors pas ».

Elle avait été hospitalisée courant décembre et, sans sa présence, la vie à la maison n’était plus possible ; il fallait bien préparer les repas, habiller les plus jeunes le matin, faire les lessives, nettoyer la maison… alors que mon père travaillait et rentrait le soir souvent fatigué et énervé par une journée sur les comptes de sa banque. Un lundi matin, ma sœur Christiane resta à la maison pour assumer ce travail au lieu de retourner à l’école où elle préparait un diplôme de fleuriste. Elle devait reprendre ses études au retour de maman à la maison, à sa guérison, retour qui ne se fit jamais. Ses responsabilités pour faire tourner la maison et surtout élever « les petits » allaient durer trois ans ; elle avait 15 ans. Son avenir fut donc sacrifié ce qui l’obligea toute sa vie à faire des ménages pour gagner sa vie, il ne faut pas l’oublier.


De sa chambre d’hôpital, maman avait organisé le travail à la maison en affectant une tâche à chacun pour aider Christiane ; son grand souci était de maintenir la vie de la maison sans faire appel à une aide étrangère et surtout en évitant de placer les plus jeunes chez mes tantes. Ma tante Marcelle, toujours aussi généreuse, avait proposé de prendre chez elle deux de mes frères et sœurs pour décharger Christiane mais maman s’y opposa de toutes ses forces. 

Elle écrivait : « Je viens d’écrire à Christiane, Dédé et Bernadette. Je leur ai donné leur petit travail à faire. J’espère qu’ils m’écouteront pour me faire plaisir. Il ne faut prendre personne chez nous, Papa, car Christiane peut arriver à faire le nécessaire surtout si Nadette et Dédé font ce que je leur ai demandé, mais ne prends pas d’aide aux mères puisque les voisins s’occupent du linge… Si Dédé épluche les pommes de terre et fait les commissions, si Nadette surveille les petits et les fait déjeuner, Christiane pendant ce temps peut aller faire les lits et l’après-midi après débarras donner un coup à la salle à manger et aux chambres. Il ne faut pas si longtemps mais ne prends personne d’autre, ça me fâcherait. Tout à l’heure j’ai eu une assistante sociale qui est venue me voir et m’a demandé si j’avais besoin de quelqu’un pour la maison mais je lui ai dit que non ». Elle ne pouvait plus faire appel à l’efficacité de Raymond qui avait commencé sa dure vie professionnelle.

Pour comprendre ma mère, il faut se souvenir qu’elle avait vécu le drame de l’éclatement de sa famille dans son enfance. Sa mère, Marie Adeline Miclo est décédée quand elle avait 5 ans, sans doute de tuberculose, et son père Prosper Émile Voinson n’avait pas supporté le décès de sa femme ; il était alors tombé dans la dépression et l’alcoolisme si bien que ses enfants, ma mère et ses 3 frères et sœurs lui avait été retirés par l’Aide sociale à l’enfance. Ses parents étaient des ouvriers tisserands travaillant à l’usine de filature de Plainfaing pour des salaires de misère. Elle avait donc été placée dans une famille d’accueil très tôt et mis au travail à 14ans. Elle a donc mis toutes ses dernières forces pour que cette situation ne se répète pas avec ses propres enfants, d’où son souci d’organiser le fonctionnement de la maison et de la famille pendant son absence et d’écarter ces travailleurs sociaux qui commençaient à roder autour de chez nous. Nous devions nous en sortir seuls et en famille, ce qui fut fait.

Elle a connu des moments de solitude et de tristesse et à l’hôpital, surtout la nuit, mais assez rares, et elle les a surmontés car elle était forte ; de notre côté, nous avons été près d’elle autant que possible ; mon père particulièrement mais aussi nous tous, ses enfants et mes oncles et tantes, si bien qu’il nous reste tous des souvenirs de ces visites jusqu’à Anne-Marie. C’était l’occasion de lui apporter de la nourriture qu’elle aimait (bocaux de fruits et légumes, bonbons, bananes, cerises, vache Grosjean...) pour améliorer les repas de l’hôpital qui laissaient beaucoup à désirer et la rendaient parfois malade : «  J’ai mal au ventre et à la tête avec envie de vomir parce que le café au lait n’est pas passé… je n’ai pas pu manger les légumes ; sur trois pommes de terre à l’eau, deux étaient mauvaises et les haricots qui avaient un goût de choucroute sortaient d’avoir été égouttés… »

Mais aussi beaucoup de voisines de notre quartier du Saut le Cerf ont eu la gentillesse de venir la voir car Vittel n’est pas très loin d’Épinal et ma mère était connue et aimée, ce qui provoqua un grand élan de solidarité et d’amitié autour d’elle pendant ces semaines d’hospitalisation :

 « Hier j’ai eu la visite de Mme Bégert, Frédérique et Georgin ; aujourd’hui j’attends la visite de Mme Barjonet et plus tard de M. le Curé et de Cheftaine. …Vers trois heures j’ai eu la visite de deux petites sœurs de la colonie de M. le Curé ; elles m’ont amené une toute petite crèche pour moi et des bonbons, pour Maïe une petite poupée et une batterie de cuisine pour ma Doudou qui est première ». D’autres ne pouvant pas venir lui écrivaient et elles répondaient à tout ce monde… consommant des tas de timbres et d’enveloppes. Malgré sa maladie, elle a tenu jusqu’à la fin un vrai secrétariat.

Nous avons espéré jusqu’à la fin et d’autant plus qu’elle avait des rémissions dans la maladie. Fin janvier, elle écrivait encore à mon père : « Ce matin j’ai écrit quatre lettres pour ma voisine si bien que tu n’auras pas de lettre samedi ; depuis que j’ai écrit à Mme Max, Mme Décuper, Mme Pierre et à M. le Curé, je n’ai plus de souci et je me sens bien, ma tension a baissé de 22 à 17. Tu vois que les soucis font beaucoup de mal ; débrouille toi et que Dieu vous protège tous en attendant mon retour ».


Fin février, elle avait compris qu’elle n’était pas sûre de rentrer à la maison, aussi elle avait fait venir ma sœur Christiane et lui avait donné ses recommandations : « Christiane, je ne sais pas si je guérirai mais s’il m’arrive malheur il faut que tu aides papa à tenir la maison et à élever les petits. Tu sais il est un peu nerveux mais c’est un brave homme ». Christiane a tenu parole et a géré la maison pendant trois années jusqu’à ce que mon père retrouve une épouse qui reprit la suite de Christiane et donc de notre mère. Un peu avant de mourir, elle a ajouté en pensant à moi : « Je veux bien mourir si Dieu le permet mais je lui demande de guérir mon fils de son asthme ».

Je suis arrivé assez tard à la maison et je suis resté avec elle une bonne partie de la nuit ; elle était toute préparée sur une table de notre salle à manger devant le Sacré Cœur. Elle était très belle, sereine et en paix. Ses obsèques eurent lieu à l’église du Saut le Cerf ; toute la paroisse était présente au point qu’il fut difficile de caser tout le monde. C’est sans doute mon père qui a souffert le plus, il était écrasé de douleur et désespéré. De mon côté je me disais que, malgré ma peine, nous allions surtout avoir des jours difficiles, terribles même, et que pour ma mère il fallait sauver cette famille qu’elle avait tant aimée et à laquelle elle avait consacré sa vie. J’avais confiance cependant et l’avenir m’a donné raison.

J’ai toujours compris ces évènements et ma mère d’une façon spirituelle et métaphysique. Ma mère nous quittait certes, elle avait terminé sa route avec nous sur la terre mais elle restait présente auprès de nous et continuait à nous aider d’une autre façon, mystérieuse certes mais réelle. Elle allait nous guider pour trouver la solution qui remettrait la famille sur les rails et assurerait un bel avenir à chacun, ce qui fut fait petit à petit à travers des évènements qui se sont agencés d’une manière surprenante mais bien organisés quand on regarde de près. Je vous  raconterai tout ça dans ma prochaine lettre que j’ai intitulée : « J’ai remarié mon père ».

Après bien des péripéties, il finit par trouver ma belle maman qui assura avec lui l’éducation de mes frères et sœurs et pour ma part, alors que mon père se remariait, je partais vers la méditerranée ou mes crises d’asthme allaient disparaître en me rapprochant de mes ancêtres de Majorque.  Ma mère avait accompli son programme et assumé ses responsabilités.  

J’ai essayé de vous dire l’essentiel sur elle car je devais le faire. Il n’était pas possible qu’elle soit oubliée de ses enfants et petits-enfants. Je pense qu’elle doit être satisfaite de ce petit mémoire.

Au revoir Maman, merci pour tout ; tu as désormais une grande famille de l’Alsace à la méditerranée et à l’Anjou.


_____

8 - J'ai remarié mon père


Le décès de notre mère a été brutal pour nous car nous ne l’avions pas imaginé, à part mon père sans doute qui avait pu être informé par les médecins. Ce départ nous a laissés bien démunis mais maman avait mis au point la structure qui allait nous permettre de tenir bon et son esprit nous animait.  Bien que devant passer mon bac en juin, je suis resté avec mon père jusqu’aux vacances de Pâques, soit fin mars environ puis je suis retourné à mon institution dans la Grande Chartreuse.

Entre le décès de notre mère et mon départ, nous avions pu remettre en route la famille sur de bonnes bases, Christiane portant le poids le plus lourd. D’abord nous nous sommes soutenus très fortement les uns les autres, surtout en ce qui concerne les plus grands. Ensuite, nous avons récupéré nos jeunes frères et sœurs qui avaient été placés, deux par deux, chez des voisins pour nous aider ;
Anne-Marie avec François chez Mme Aubry et Marguerite que nous appelions Doudou avec Jeannot chez Mme Hazeman. Ils y sont restés sans doute deux à trois semaines puis ils sont rentrés, Christiane assumant petit à petit le fonctionnement de la maison. Ce fut une épreuve pour eux qui leur a laissé des traces car ils essayaient de comprendre la raison de ce placement et de la disparition de leur mère. Le petit Jeannot qui avait 5 ans et qui étaient déjà curieux des questions métaphysiques m’a demandé un jour : « Dis Michel, où est maman ? Elle est dans la boîte ou dans le ciel ? » Pas facile de répondre. Nous avons aussi récupéré notre linge qui était donné à d’autres voisines pour nous dépanner ; la machine à laver de ma mère s’est alors remise au travail. Nous étions repartis ; l’âme de notre bonne maman était encore parmi nous, qui étions décidés plus que jamais à garder sa famille autour de notre père désespéré.

J’ai fini mon année, passé mon bac avec succès et j’ai décidé de rester au moins une année à la maison pour aider mon père et Christiane. J’avais trouvé une place de pion à Saint Joseph à Épinal et ce fut une belle expérience après ces années d’études. Mon père était profondément malheureux et ne supportait pas la solitude, malgré l’affection de ses enfants, et bien sûr Christiane ne pouvait pas passer sa vie à s’occuper de la famille de son père. Elle tint le coup cependant près de trois années.

Après sa période de deuil, mon père décida de se remarier ; beau programme mais difficile à réaliser dans sa situation. Les agences chrétiennes de mariage contactées proposaient bien des candidates mais les tentatives finissaient toujours par tourner court quand mon père précisait qu’il était à la tête d’une petite tribu de dix enfants et que 5 ou 6 étaient encore à élever. En fait, il s’agissait plus d’un apostolat que d’un mariage et c’était apparemment un projet impossible. Naturellement, il me confiait ses espoirs et me demandait conseil. D’ailleurs comme il était toujours croyant, bien que révolté dans son malheur, il m’avait dit un jour : « Tu sais il faudrait que tu demandes au Bon Dieu de me redonner une épouse car moi je n’y arrive pas ; je suis un peu révolté, je suis un mécréant, mais toi qui est plus croyant que moi, il t’exaucera ». Je trouve que c’est une belle marque de foi et qui a porté ses fruits.

C’était vraiment mal parti mais, un jour, une veuve, mère de quatre enfants, garda le contact et accepta de rencontrer mon père. Je crois qu’après des années de veuvage, elle était dans la même détresse que mon père. Elle habitait la Haute Savoie avec son fils qui était un peu handicapé mentalement et ses trois filles de 12 à 20 ans. Ils décidèrent de faire connaissance et mon père parti chez elle pour un weekend.

C’était en mai 1968 et comme personne n’avait prévu les grèves de trains, mon père se retrouva coincé à Alberville chez Mme Viard pendant plus de 3 semaines. Christiane et moi avons assumé les responsabilités de la maison sans problème. Mon père rentra tout heureux de son aventure alpine et, malgré l’abandon forcé de son poste à la banque, il n’eut aucun problème pour reprendre sa place dans le contexte de mai 68. Il revenait surtout avec une bonne nouvelle et gonflé d’espoir puisque Mme Viard avait accepté de tenter sa chance avec lui, ce qui signifiait qu’elle devait aménager chez nous avec ses trois enfants, la plus grande étant en école de sage-femme. Elle voulait naturellement faire un premier essai chez nous pour voir si c’était possible ou non.

Mme Viard avec Jacot, Doudou et Anne-Marie

Si je me souviens bien, elle vint durant les grandes vacances qui suivirent avec ses trois enfants pour faire un essai et ce fut plutôt un fiasco, malgré de bons moments comme les repas communs et l’amitié qui naissait entre nous. Ces filles ne semblaient pas heureuses de l’aventure que leur imposait leur mère mais son garçon, Jacot, toujours dans les nuages, y trouva son compte et tout le monde l’aimait. En fait c’était une folie sur le plan du logement car notre maison n’avait que quatre chambres dont une pour les parents. Mes sœurs étaient déjà 4 par chambres ainsi que mes frères, aussi il fallut équiper la petite pièce du bas attenante à la salle à manger pour loger les filles de Mme Viard et quant à moi je me souviens d’avoir dormi dans la cuisine quand j’étais à la maison. Cette vie commune était étouffante, assez stressante, sans intimité puisque nous nous retrouvions à quinze à la maison quand nous y étions tous. Avant la fin des vacances, Mme Viard prit ses cliques et ses claques et malgré le désespoir de mon père rentra chez elle. Je l’avais pourtant averti en lui disant qu’il fallait trouver plus grand et je l’avais même écrit à Mme Viard.

Ils étaient séparés mais pas fâchés, aussi il restait un peu d’espoir auquel s’accrocha mon père qui proposa alors à Mme Viard de chercher une maison plus grande pour cette famille recomposée de grande envergure. Elle accepta et mon père réussi à obtenir deux logements dans une résidence gérée par la ville d’Épinal, tout un rez de chaussée. C’était au quartier Saint Antoine, à la rue Jacquard.  C’était grand avec au moins 5 chambres c’est-à-dire de la place pour tout le monde et surtout nous étions à Saint Antoine. Je fais cette remarque pour mes sœurs Christiane et Bernadette, grandes adeptes de Saint Antoine qui leur retrouve tout ce qu’elles perdent. Oui nous étions en bonne place cette fois-ci. Certains parleront du hasard, mais pour ma part je veux croire que ma mère était à l’œuvre dans cette affaire. Il y avait surtout à Saint Antoine une petite veuve, tout près de notre logement, dont l’heure n’avait pas encore sonné mais qui pourrait être un jour concernée par notre famille en détresse. Encore une fois, nous étions bien placés, ce qui est fondamental dans la vie.

Ayant fait tout ce que je pouvais pour mon père, je décidai de reprendre mes études et en septembre je partis au Grand Séminaire de Saint Dié. De son côté, Mme Viard qui s’appelait Germaine, ce qui fait GV en initiales comme celles de ma mère Georgette Voinson (remarque de mon père), arriva en septembre avec ses trois enfants. Il y avait de la place pour tout le monde cette fois-ci, aussi la famille recomposée pouvait reprendre sa tentative de vie commune. Ce n’était pas facile car les familles étaient très différentes mais les parents y croyaient. C’était en tout cas courageux de leur part.

De mon côté j’avais eu une année difficile bien que passionnante mais surtout j’avais été victime d’un grave accident alors que j’allais voir une amie au Saut le Cerf. Un vieil alcoolique me faucha sur le trottoir et ce fut un miracle que je m’en sois sorti vivant. Après un mois d’hôpital, j’avais pu reprendre mes études en marchant avec des cannes anglaises.

En me baladant derrière notre appartement, j’avais aussi fait la connaissance de la veuve dont je viens de vous parler. Sur un petit trottoir, je lui avais laissé la priorité, ce qui l’avait touchée car j’étais blessé avec un fémur cassé mais je pouvais marcher avec mes cannes : « Mais Monsieur, c’est à moi de me déplacer et non à vous qui êtes blessé ». Je ne le savais pas mais je venais de parler à ma futur belle-maman... Nous avons alors engagé la conversation et comme nous nous sommes retrouvés à notre grande surprise à la messe du dimanche, celle de la paroisse Saint Antoine évidemment, j’avais pu lui expliquer notre situation car elle m’avait tiré les vers du nez comme on dit mais un lien avait été créé entre nous. « Mais, me dit-elle, c’est peut-être ce Monsieur triste qui passe souvent devant ma maison avec de jeunes enfants ? ». Mon père en effet avait un besoin viscéral de marcher et chaque jour de congé il partait avec mes frères et sœurs plus jeunes en promenade. Mme Viard ne venait jamais avec lui, elle ne marchait pas.

Toute l’année il espéra réunir les deux familles mais c’était peine perdue. L’année scolaire passa avec de bons mais aussi et souvent de difficiles moments ; Mme Viard, généreuse et adroite, excellait à faire la cuisine pour cette immense famille et à tenir tout ce monde propre mais la vie à la maison était sous tension. Les filles de Mme Viard habituées à leur belle maison de Savoie et coupées de leurs copines n’étaient pas heureuses. Chez nous, les plus jeunes qui avaient déjà été élevés pendant de longs mois par Christiane étaient un peu perdus entre cette nouvelle mère et Christiane ; comme elle n’avait plus sa place, elle partit travailler en usine. C’est l’épisode rue Jacquard dont chacun chez nous se souvient, surtout les plus jeunes qui avaient perdu leurs repères et leurs copains et copines en quittant la maison du Saut le Cerf. Plus grave, il devint évident petit à petit que mon père et Mme Viard étaient trop différents pour vivre ensemble ; ils n’avaient pas les mêmes gouts, les mêmes idées, même s’ils s’estimaient.

À la fin de l’année scolaire, une fois de plus elle fit ses valises avec ses filles et Jacot et repartit pour sa Savoie. Si mon père tomba alors dans une sorte de dépression agressive, du côté de mes frères et sœurs chacun était plutôt satisfait et préférait la discrète gestion de Christiane qui reprit son travail. La situation n’était pas une fois de plus des plus brillantes car à nouveau nous étions seuls et avions même perdu notre maison louée à des inconnus. « Voilà où nous conduisent tes idées à la con », me dit mon père qui avait besoin de se défouler mais ce n’est pas grave car je sais me défendre. Plus grave, il accusa Christiane de n’avoir pas été à la hauteur, ce que je n’admis pas et fut cause entre nous d’un grave conflit. Je partis ensuite en cure pour soigner mon asthme avec ma petite sœur Anne-Marie en me disant que les relations avec mon père étaient trop difficiles et qu’il me fallait partir de la maison assez vite.

J’en étais à ses réflexions et à des projets quand je reçu une lettre de lui très affectueuse et extrêmement bienveillante ; ce n’était pas logique mais la lettre se terminant par une petite phrase anodine : « Au fait, j’oublie de te dire que j’ai rencontré à la messe une petite dame très bien qui te connaît et t’envoie son bonjour ». Tout s’expliquait. En effet, « ma petite veuve » avait osé aborder mon père à la sortie de la messe et lui avait parlé. Il n’en croyait pas ses oreilles. Elle l’avait pisté quand il passait devant chez elle avec mes jeunes et frères et sœurs et avait été prise de compassion pour ce brave homme et ses enfants. L’heure avait sonné pour elle et j’ai toujours pensé que c’était un coup de ma mère. À mon retour, je fus reçu avec tous les honneurs et affections qui m’étaient dus et que j’acceptai avec humour. Une semaine après, il demandait ma belle-maman en mariage qui, après une semaine de réflexion, accepta et cette fois-ci sans période probatoire.


Quand elle me demanda comment était mon père, je lui répondis avec diplomatie que c’était un très brave homme, comme maman avait dit à Christiane, mais un peu nerveux. C’était le moins qu’on puisse dire car en fait mon père était un paquet de nerfs au grand cœur, d’une honnêteté absolue (il m’a dit une jour « Tu vois Michel, en 40 ans de banque, je n’ai pas pris un crayon de papier ») avec quelques idées qui dataient parfois de Torquemada, mais c’était mon père et nous nous sommes toujours aimés.

Quinze jours après, papa et ma belle-maman se mariaient et, comme la rentrée était début septembre, je suis parti quelques jours avant leur mariage vers la Méditerranée.

Ça n’avait plus d’importance car cette fois je savais que nous avions trouvé l’épouse que mon père cherchait et la mère qui allait reprendre la famille et élever mes plus jeunes frères et sœurs. Elle avait épousé mon père par amour certes mais autant par compassion pour ces enfants orphelins qui allaient très vite la reconnaître comme leur seconde mère et qui l’ont appelé maman très vite. Je pouvais donc partir en paix pour Montpellier où j’ai passé ma vie et où plusieurs de mes frères et sœurs m’ont rejoint. Mon père honnête et reconnaissant m’écrivit à nouveau pour me remercier en me disant : « Je savais bien que tu m’en trouverais une ; merci mon fils ».

Un ami à qui je racontais cette histoire m’a dit alors stupéfait : « Mais si je comprends bien, tu me dis que tu as remarié ton père » et mon frère Jeannot m’a fait la même remarque : « Tu as remarié papa ».  Certes j’ai apporté ma part dans cette affaire qui me dépassait mais tout simplement j’ai la conviction que ma mère nous a aidés et qu’elle a trouvé ma belle-maman pour terminer son travail. Celle-ci accomplit pleinement sa tâche en élevant les 6 derniers frères et sœurs et elle sut se faire aimer de tous. Je lui voue une immense reconnaissance et j’ai toujours pensé qu’elle avait sauvé notre famille, avec mon père évidemment.
La famille quelques années après le remariage de nos parents

Ses deux fils étant mariés ou ayant quitté les Vosges, elle était totalement libre pour se consacrer à sa nouvelle famille. Ils acceptèrent très bien le remariage de leur mère et s’intégrèrent dans cette grande famille. Je les ai toujours considérés comme mes frères, surtout René qui vit aussi dans le midi. Elle vécut près de 30 ans avec mon père qui avait vécu auparavant 20 ans avec ma mère. Elle accepta enfin en plus de prendre en charge ma grand-mère d’Espagne quand elle devint aveugle et s’en occupa jusqu’à son décès.
 
La greffe prit si bien qu’on oublia un peu ma mère et qu’elle devint maman, celle que tous mes frères et sœurs avec leurs épouses et leurs maris connaissent si bien, ainsi que mes neveux et nièces. J’ai donc senti ce besoin de donner une vision complète de l’histoire de notre famille à tous, surtout de leur grand-mère à mes neveux et nièces car ma mère était une femme de valeur comme ma belle-maman.

La famille a repris une vie normale et paisible après ces évènements où nous avons été si près du précipice. Tout le monde s’est petit à petit marié et les petits enfants sont venus au monde, aimés et gâtés par cette grand-mère qui semblait être la mère naturelle de leurs parents. Terminons avec une belle photo, celle de Christiane se mariant à l’église du Saut le cerf en juillet 1971, Église de la Sainte famille, avec son remarquable Jeannot dont nous avons tous admiré le génie de collectionneur minéralogique. Je crois que c’est le dernier cadeau de notre mère : rendre heureuse sa fille qui a repris sa charge le temps nécessaire à notre redémarrage, c’est-à-dire à l’arrivée de notre deuxième mère.
Merci à elles et mes amitiés à tous.


_____

9 - Notre père, un majorquin en Lorraine



Il ne serait pas juste de conclure cette histoire des origines de notre famille sans parler de notre père. Étant donné son tempérament méditerranéen et les épreuves qu’il avait traversées, il exprimait parfois fortement ses idées et ses émotions et s’emportait facilement car il avait souvent les nerfs à fleur de peau, comme on dit, c’est pourquoi il pouvait être difficile de le comprendre si on ne le connaissait pas en profondeur. Comme je l’ai déjà raconté dans mes résumés sur la vie de notre mère, j’ai pu lui parler beaucoup durant l’année que j’ai passée avec lui suite au décès de maman et ensuite pendant des années quand je revenais de Montpellier pour passer quelques jours avec lui, jusqu’à l’année de son décès.


C’était quelqu’un d’assez complexe, parfois emporté et apparemment contradictoire, dans une analyse superficielle mais quand on avait appris à le connaître on découvrait quelqu’un d’une grande profondeur avec des idées originales et d’une grande affectivité. C’était aussi un homme profondément croyant, d’une grande droiture et comme m’a dit un jour un de ses supérieurs à la banque, très intelligent. Avec l’âge je le comprends de plus en plus et j’y suis de plus en plus attaché. Il me semble qu’il est toujours avec moi avec sa forte et originale personnalité qui a marqué profondément notre famille et lui a donné une certaine singularité. 
 
Il est né à Champigneulles prés de Nancy le 14 juillet 1920. Pour lui qui se voulait français et républicain c’était une grande fierté et un signe d’être né le jour de notre fête nationale car n’oublions pas qu’il était fils d’immigrés espagnols.


Papa enfant

Mon grand-père et ma grand-mère avait en effet émigré en France vers 1919 et ils s’étaient installé à Nancy où ils géraient un café avec l’aide de Joan Colom Bisbal, le mari de Rosa, sœur de Miguel. Il les avait aidés à s’installer après avoir soutenu également les deux autres frères de Miguel et de Rosa, Andrés et Ramon ; Joan Colomb était doué pour les affaires. Étant donné le tempérament de ma grand-mère qui était d’une grande classe et pieuse comme une religieuse je me demande ce qu’elle pouvait faire dans un café et quelle aide elle apportait à Miguel ? Il semble que cette aventure n’ait pas duré longtemps car quelques années après ils rentrèrent à Majorque.

Mon père né en France et parlant français dut reprendre sa scolarité à S
óller dans une autre langue qui était celle de ses parents à la maison. C’est parfois la cause d’un traumatisme pour certains enfants. J’ai obtenu une partie de ces renseignements par une descendante de Joan Colomb et de Rosa Arbona (Marie-Laure Hein) que j’ai retrouvée grâce au site « Es Descendents d’Emigrants de sa vall de Sóller (Mallorca) ». Je la remercie. Rosa et les frères de Miguel sont restés en France et leurs descendants se trouvent quelque part dans la nature mais à ce jour je n’ai pu retrouver personne à part Marie-Claude, ce qui m’a causé une grande joie.

Notre père était aussi un Espagnol par la culture de son enfance. Mon grand-père retrouva du travail au Ferrocarril de S
óller et comme il avait hérité d’une maison à Sóller, 18 rue San Jaime, la famille avait de quoi vivre décemment.

La maison de notre grand-père à Soller

Au décès de notre grand-père en 1932 mon père avait donc 12 ans. C’était un drame pour mon père et pour ma grand-mère qui se retrouvait sans ressources. Sans doute un autre traumatisme. À 12 ans mon père finissait sa scolarité primaire et donc ma grand-mère n’avait pas les moyens de l’envoyer à Palma pour continuer ses études qui étaient payantes.

Elle décida donc de retourner en France où l’école était gratuite ou d’un coût abordable pour que son fils sache compter comme elle m’a dit un jour. Je ne sais pas pourquoi elle choisit Épinal plutôt que Nancy mais elle devait y avoir quelques connaissances qui l’ont aidée à s’installer.

Nous sommes donc devenus des spinaliens par le choix de ma grand-mère. Elle plaça mon père à l’école Saint Goêry jusqu’à son certificat d’études et ensuite elle lui paya une formation de comptable à l’école Pigier. Ce diplôme lui permit de gagner sa vie en tant qu’employé de banque. Elle s’épuisa à faire des ménages pour payer les études de son fils qui finit par obtenir un diplôme de comptabilité qui nous a fait vivre sa vie durant. Ma grand-mère se sacrifia toutes ces années pour apporter sécurité et bien être à notre père mais la vie dut être austère plus d’une fois car on ne fait pas fortune en faisant des ménages. Vers les 18 ans de mon père elle eut l’occasion de rentrer à S
óller grâce à un Majorquin d’Épinal qui était veuf et qui rentrait à Sóller après avoir fait le plein d’économies ; il proposa à ma grand-mère de rentrer avec lui et de l’épouser. Malgré l’immense affection de ma grand-mère pour mon père elle le quitta car elle était à bout de force. Ce fut un nouveau choc pour mon père qui me dit un jour que sa mère l’avait abandonné à ses 18 ans. Il se retrouvait seul à Épinal, sans aucune famille. Pas facile à vivre évidemment mais il gagnait sa vie à la Banque cotonnière d’Épinal.

Mon père avait donc 19 ans quand la guerre se déclara et que la France fut envahie. Il garda son travail mais la vie devint de plus en plus dure en raison des réquisitions de l’armée allemande ; il connut cette période de disette jusqu’en avril 1943 où il fut réquisitionné par le Service du Travail obligatoire. Il dut donc partir en Allemagne comme travailleur forcé dans une usine allemande à la place d’un ouvrier allemand combattant. J’ai raconté la suite dans mon histoire sur l’ex-voto de ma grand-mère.

Il rentra d’Allemagne à la libération, reprit sa place à la banque cotonnière d’Épinal et se maria en mai 1946. Auparavant ma jeune mère gagnait sa vie en faisant des ménages et mon père fut à la fois touché par la belle personnalité de maman et son travail qui lui rappelait celui de sa mère. Je suis né un an après en mai 1947. Mon père trouvait enfin un peu de bonheur dans sa propre famille et surtout mettait fin à cette solitude qui l’angoissait depuis le décès de son père et le départ de sa mère.


Mes parents au début de leur mariage avec moi-même bébé 
 
Comme je l’ai déjà dit, les premières années furent extrêmement difficiles car la France était ruinée à la sortie de la guerre et les salaires étaient très modestes. On manquait partout de logement si bien que mes parents commencèrent leur vie commune dans une mansarde. J’ai encore le souvenir de ma mère poussant un seau sous les gouttes qui tombaient du toit quand il pleuvait ; je devais avoir 2 ou 3 ans. Le propriétaire refusant de réparer mon père retarda le paiement du loyer. Le conflit s’envenima car le propriétaire coupa l’eau alors que mon frère Lucien était encore un bébé. Le sang espagnol de mon père ne fit qu’un tour ; c’était un pacifique mais voyant son fils privé de l’eau nécessaire à ses soins il s’arma d’une hache et défonça la porte du local du compteur d’eau.   Quelques temps après il passa au tribunal lui qui était l’honnêteté même. Ne pouvant se payer un avocat on lui donna un débutant qui se débrouilla si bien que mon père gagna son procès et fut même indemnisé : il est interdit de couper l’eau à son locataire et à plus forte raison quand il y a un bébé.

L’affaire fit quelque bruit et retomba bien vite mais très vite on proposa à mes parents un logement décent dans un immeuble de la ville, un HLM aux ISAI ; je m’en souviens très bien ; y avait-il un lien avec les frasques de mon père ? On ne le sut jamais mais en général les délais d’obtention d’un logement social sont assez longs ; on peut penser que dans les fiches de l’administration mon père devait avoir une mention spéciale. …qui accéléra le traitement du dossier.

 
 Maman avec notre sœur Christiane bébé

Un autre élément dut jouer aussi dans l’obtention de notre HLM c’était la taille de la famille qui ne cessait de s’accroitre. Après ma naissance vint mon frère Lucien en 48, puis ma sœur Christiane en 50 et Raymond en 51. C’est évidemment un élément capital dans la vie de mon père et bien sûr de maman qui enchaînait les maternités. C’était certes beaucoup de travail et de soucis mais aussi une aventure passionnante pour mon père qui reconstruisait la famille qu’il avait perdu.

Je pense que malgré les difficultés ce fut une période heureuse pour mes parents dans une France qui se reconstruisait peu à peu. La famille continua de s’agrandir avec mon frère André en 53. Cinq enfants c’était courant à l’époque et pas excessif. L’état qui voulait repeupler le pays encourageait les familles nombreuses et récompensait les mères c’est pourquoi maman reçut plus tard la médaille en or de la famille nombreuse, avec une belle prime évidemment.

C’était l’époque du babyboom et comme il y avait des enfants partout nous avions tout un tas de copains à l’école et en bas de l’HLM. Dès qu’il était en congé, Il aimait partir avec nous dans les bois de Chantraine tout proche de notre appartement et nous étions heureux de jouer avec lui. Toute sa vie il a marché et marché avec nous ou avec maman ce qui n’était pas fréquent à l’époque et encore aujourd’hui. Je pense que c’était un besoin vital chez lui qui compensait les heures de tension passées à la banque sur les livres de comptabilité. N’oublions pas qu’à cette époque les machines à calculer n’existaient pas et donc que tous les calculs se faisaient de tête ou à la main comme on dit. J’ai toujours été impressionné par sa capacité à totaliser d’énormes colonnes de chiffres et de poser le résultat sans jamais la moindre erreur.



La famille vivait de la paie de mon père et des allocations familiales ; c’était un peu juste certes mais il a toujours été parfait dans la gestion du budget familial et savait prendre des risques calculés c’est pourquoi en 1956, il se lança dans l’achat d’un terrain et d’une petite maison, grâce aussi à l’aide sociale de l’état. La France était en pleine reconstruction et en plein croissance et ceux qui faisaient preuve d’initiative et avaient des garanties suffisantes pouvaient accéder à la propriété.

Nous nous sommes donc installés dans cette banlieue d’Épinal qu’on appelait le Saut le Cerf comme je l’ai raconté dans « la Cloche de S
óller ». Une nouvelle vie allait commencer pour nous tous et surtout nous permettre de grandir dans de bonnes conditions, avec plus de place, un jardin, la forêt toute proche et une paroisse qui proposait des services et des activités qui ont beaucoup comptés pour notre famille comme entre autres la fanfare et la colonie de vacances.

Mon père avait fait les bons choix et avait assuré sécurité et bien être à sa famille. Je le raconterai dans l’histoire suivante.


_____

9 - Notre père, un majorquin en Lorraine
Deuxième partie


Comme je l’ai dit dans mon précédent récit, c’était vraiment une nouvelle vie qui commençait pour nous tous au Saut le Cerf.
Je me souviens encore très bien de la première nuit que nous avons passée le jour de notre déménagement ; notre père profondément heureux est venu nous dire au revoir dans la chambre où nous dormions mon frère Lucien et moi et je l’entends encore nous dire « on n’est pas bien dans notre petite maison ?». En effet c’était vraiment autre chose qu’un petit logement d’HLM. Il devenait propriétaire de sa maison comme son père l’avait été à Sóller dans sa maison, 18 calle San Jaime.

Il y a passé toute sa vie, c’est-à-dire de 1956 à 1998, l’année de son décès et nous y avons tous grandi paisiblement et heureux jusqu’au décès de maman. Il n’est pas utile de revenir sur ces onze années dont j’ai amplement parlé dans les récits concernant notre mère sinon que la famille a continué à s’agrandir avec mes cinq frères et sœurs plus jeunes en commençant par Bernadette en mars 1956, c’est-à-dire l’année de notre déménagement, puis avec Marguerite, Anne-Marie, Jeannot et pour finir avec François en 1962. Maman en avait enfin fini avec les maternités et la famille avait atteint une taille originale qui la classait parmi les familles nombreuses d’Epinal. La maison était à nouveau trop petite pour nous tous mais cette exiguïté favorisa la solidarité et l’affection entre nous malgré quelques bagarres d’enfants inévitables… La famille était au complet, une famille nombreuse de 10 enfants auxquels il faut ajouter un bébé mort-né, le petit Pierre, que notre mère pleura longtemps.


Malgré la maladie de maman je pense que ce fut des années heureuses pour lui, malgré les difficultés propres à chaque famille et surtout un accomplissement personnel car notre famille était connue et respectée au Saut le Cerf. Sur le plan professionnel par contre il connut de grands moments d’angoisse car la banque dans laquelle il travaillait depuis son enfance, la Banque Cotonnière, ferma mais finalement elle fut rachetée par la Banque Nancéienne qui reprit tout le personnel. Il fallut s’adapter et je sais que ce fut parfois difficile mais il réussit à se faire apprécier et finit comme cadre.


Maman ne pouvait pas évidemment travailler à l’extérieur et comme les familles comptaient le plus souvent au moins 4 enfants, peu de mères de famille travaillaient en entreprise. Nous avons donc eu la chance d’avoir toujours notre mère à la maison et c’est elle qui s’occupait le plus souvent de notre éducation. Pris par son travail, très fatigué en fin de semaine, notre père était moins disponible bien sûr mais en fait il a orienté aussi une grande partie de l’éducation qui nous a été donnée en se référant à celle qu’il avait reçue de ses parents en Espagne. Celle-ci n’était pas toujours adaptée à la vie en Lorraine et il dû parfois évoluer au fil du temps.

Jeannot ; 9 ème de la famille ; un enfant déjà heureux et sage

Par exemple il nous était interdit jusqu’à 11 ans de porter des pantalons qui ne sont réservés qu’aux adultes selon notre père ; le résultat c’est que nous nous gelions les jambes et les cuisses tout l’hiver. Bonne méthode pour s’endurcir mais aussi pour prendre froid.

François, le dernier de la famille

J’en fis part à notre curé, le père Sinteff, qui aborda le sujet avec notre père en soulignant que ce qui était possible à Majorque où les hivers sont doux ne l’était pas à Épinal avec ses hivers glaciaux. Devant une telle autorité, mon père se ravisa et dans la semaine nous eûmes le bonheur de chauffer enfin nos jambes dans de bons pantalons de laine.

Par ailleurs il avait souvent un comportement original qui faisait la spécialité de la maison mais aussi ma fierté quand je le racontais aux copains. Prenons l’exemple de la fanfare à laquelle je faisais partie avec mes frères comme je l’ai déjà raconté. C’était la Fanfare ouvrière du Saut le Cerf, créée par notre curé le Père Sinteff et son ami d’enfance M. Lesquire. Pour se faire connaître, recruter de nouveaux musiciens et gagner quelques sous, elle passait dans tous les quartiers et faisait un petit concert.  Les enfants venaient nombreux et quelques rares adultes se dérangeaient pour nous applaudir et donner une pièce au chef de la fanfare mais en général ça n’allait pas plus loin. Par contre c’était tout autre chose quand la clique venait en face de chez nous, Place Alexis Ignace. En fin de concert, mon père invitait tous les musiciens, distribuant bières, apéritifs et jus de fruits avec un beau billet à la clef. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’autre le faire, c’était le Père Arbona comme disait les voisins. En fait il débordait de générosité et n’était pas attaché à l’argent, comme je l’ai raconté dans l’histoire sur la montre de son père ou celle sur la cloche de Sóller. Ça ne l’empêchait pas d’être très strict sur le budget de la maison, en bon comptable, car il fallait rembourser le prêt pour la construction de la maison et faire vivre sa tribu.


Cette période heureuse prit donc fin avec la maladie et le décès de notre mère comme je l’ai déjà raconté. Ce fut une période terrible pour lui car il fut très seul pour l’accompagner en fin de vie et il vit sa santé se dégrader régulièrement alors que nous attendions tout simplement que maman revienne à la maison. Le 18 février soit 2 semaines avant le décès de maman il m’écrivait :

 « Mon cher fils Michel, j’ai bien reçu ta lettre qui m’a fait grand plaisir car pour le moment je suis bien triste et malade. Je viens de Vittel et Maman qui allait mieux ne va pas fort à nouveau ; elle doit avoir du sérum la semaine prochaine, il lui manque des globules rouges. Elle est beaucoup anémiée et commence à perdre courage ; elle a les pieds qui gonflent, son asthme qui revient et les vomissements. Samedi dernier j’ai cru au miracle, elle était debout mais aujourd’hui elle était couchée ; asthme et vomissements avaient repris.

Je croyais pouvoir être optimiste mais de nouveau je suis découragé ; je suis perdu et je t’écris cette lettre dans un vacarme infernal. Je suis sur les nerfs et je dors à peine et je pleure comme un enfant……Je te quitte en t’embrassant de toutes mes forces. Papa »



Au décès de maman, nous nous sommes tous serrés les coudes et nous l’avons aidé de notre mieux ainsi que le Père Sinteff et quelques membres de la paroisse mais il fut seul à porter cette immense peine tout en trouvant quand même un peu de secours dans sa grande foi. Je le revois devant le corps de maman, avant l’enterrement, pleurant et lui disant :

«Pourquoi tu t’en vas ; tu m’as fait 10 enfants et maintenant tu me laisses seul pour m’occuper de tout ce monde sans toi, comment je vais faire ?
 ».

J’ai raconté la suite dans l’histoire de notre mère ; il reprit donc son travail pendant que Christiane prenait la gestion de la maison. Il souffrait profondément de la solitude et sa mère était trop loin pour pouvoir l’aider un peu dans cette épreuve. Il m’écrivait alors le 13 mai :

« J’ai bien reçu ta lettre, avec une grande joie de recevoir de tes nouvelles souvent, malgré le grand temps que tu es obligé de passer après tes études. Je suis beaucoup touché du beau souvenir que tu gardes dans ton cœur de notre chère maman ; comme tu dis c’est incroyable, une si petite femme le grand bien qu’elle a fait à nous et autour de nous.

Sa grande force elle l’avait trouvé en Dieu et c’est cela qui lui a fait faire des choses surnaturelles ; Dieu est bon pour moi, elle répétait toujours et quand elle agonisait elle disait : Dieu ayez pitié de moi, que mes souffrances si je ne dois pas guérir je vous les offre pour guérir mon fils Michel.

Tu vois Michel on avait une mère admirable qui faisait des choses formidables. M.le Curé me l’a dit, c’est notre plus grande amie, il ne l’oubliera jamais ni ce qu’elle a fait pour le Saut le Cerf. C’est notre consolation sur cette vallée de larmes et c’est notre merveille auprès de Dieu car elle ne nous abandonnera pas. Sa présence, Christiane la sent chaque jour et la remplaçant petit à petit, en se débrouillant.

Ton père pense énormément à toi et ton éloignement lui cause de la peine mais comme c’est pour servir le Bon Dieu c’est un grand réconfort moral. Je te quitte pour aujourd’hui en t’embrassant de toutes mes forces et en te souhaitant de passer une bonne fête de Pentecôte et surtout que le Saint Esprit nous éclaire et nous fasse comprendre les desseins de Dieu. Papa.
 »

J’ai raconté la suite dans l’histoire intitulé « J’ai remarié mon père ». Après tant de souffrance, mon père retrouva petit à petit la paix et la joie de vivre, il se remit à chanter ; il put avec ma belle-maman se consacrer à ses derniers enfants, avec un peu plus de souplesse qu’avec ses aînés car elle apporta sa touche personnelle et aima profondément ces enfants qu’elle reprenait à son compte. Étant comme lui profondément croyante, ils réussirent à bien s’entendre et à s’aimer ; mon père garda toujours au fond de lui le souvenir et la présence secrète de notre mère dont il me parlait parfois discrètement. Les deux fils de maman Louis et René s’intégrèrent à cette famille recomposée et s’habituèrent à ce beau père original plus espagnol que vosgien, comme m’a dit René, mais qui évolua avec ses enfants et la flopée de ses petits-enfants.


Les épreuves n’étaient pourtant pas finies car il eut la douleur de perdre mon frère Lucien en juin 1975 ; il se tua dans un accident de voiture en Alsace. Ma belle-maman fut autant affectée que lui mais ensemble ils traversèrent cette nouvelle épreuve. Il finit sa vie avec sa mère dont j’ai raconté l’histoire et ce fut comme un retour aux sources de son enfance. De notre côté devenu adulte nous renouèrent avec les Baléares d’où il venait et dont il nous avait apporté la culture et où repose son Père Miguel notre grand-père dont nous avons retrouvé la tombe. Il s’est éteint le 22 décembre 1998 dans son sommeil après un bon repas, la veille, que mon frère François lui avait offert. 

Au revoir papa, merci pour tout ce que tu nous as apporté et avec notre affection.

Repas pour le baptême de Geoffrey avec maman à droite

_____

10 - Nos ancêtres Andreu Arbona Arbona et Aina Arbona Alcover


Grâce à François qui a recherché les documents de notre père, nous avons retrouvé cette photo que j’avais vue il y a une cinquantaine d’années. C’est la plus ancienne photo de la famille, vieille d’au-moins un siècle. Il s’agit du grand père de papa et de sa grand-mère donc de notre arrière-grand-père et de notre arrière-grand-mère de Sóller.

Je suis un peu en retard certes mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir de l’affection pour eux. Ils ont transmis leurs valeurs à leurs enfants et donc à leur fils Miguel, le père de papa qui reçut d’eux la propriété de cette petite maison au centre de Sóller avec celle d’une oliveraie en bord de mer. Pierre-Jean ne s’est pas encore remis d’une telle perte, je le comprends.

La photo doit dater environ de 1925-1930 car au décès de notre grand-père Miguel en 1932 son père Andreu n’était plus là alors qu’Aina était présente et a dû beaucoup souffrir de perdre son dernier fils. C’était d’autant plus douloureux pour elle que son fils Miguel, notre grand-père, était le seul qui était rentré de France pour se réinstaller à Sóller auprès de ses parents ; il a pu apporter de l’aide à ses vieux parents, avec Margarita son épouse et son fils André, notre père, à qui on a donné le prénom de ce grand-père. Tous les autres étaient partis en France et s’y sont installés. Jusqu’ici, je n’ai retrouvé personne à part Marie-Laure Hein qui descend de Rosa, la sœur de Miguel.

Ils ont l’air un peu triste ces arrière-grands-parents et nous pouvons le comprendre ; Andreu semble se demander pourquoi ses enfants ont tous abandonné Majorque, son île tant aimée où il fait si bon vivre ; il est usé par la vie et peut-être malade mais il se tient encore bien droit et digne comme un homme intelligent et de caractère. Marie-laure m’a dit qu’il était quelque chose comme clerc de notaire. On dirait aussi qu’Andreu regarde au loin …..vers nous peut-être qui revenons un peu vers lui près d’un siècle plus tard. Aina est là, fidèle à ses côtés et triste aussi ; elle a dû pleurer de voir partir ses enfants mais elle semble résignée et si courageuse, comme bien des femmes de cette époque.

Époque bien triste pour l’Espagne qui avait vu partir près de 2,5 millions de ses enfants en Europe et dans les Amériques en raison de la pauvreté du pays liée à son retard économique et surtout industriel qu’elle a fini par rattraper à partir de 1960 et grâce aussi à  l’explosion du tourisme qui a envahi aussi notre belle Ile de Majorque.

Ils ont souffert du départ de leurs enfants à l’étranger mais aujourd’hui, un siècle après eux, tous leurs descendants se sont bien intégrés en France et ont une vie agréable. Je me dis alors qu’il est sans doute temps de retourner à Soller pour comprendre un peu leur vie et surtout de ne pas les oublier en les portant dans notre cœur ; ils sont les plus anciens ancêtres de notre famille et nous ont donné notre nom : Arbona.   

C’est un nom ancien qui nous rattache à l’arrivée lointaine de nos ancêtres qui se sont installés à Majorque après la reconquête de l’Ile de Majorque sur les musulmans par le roi d’Aragon et de Barcelone, Jacques Premier d’Aragon, en 1229.  Ce nom nous relie à l’histoire de l’Espagne et de la Reconquista ; c’est une belle carte de visite n’est-ce pas ?

Merci à vous Andreu et Aina.